La liberté
La morale
phiT_1305_09_00C
Liban • Mai 2013
dissertation • Série S
Définir les termes du sujet
Peut-on
Le verbe « pouvoir » a toujours deux sens : la possibilité et la légitimité.
Échapper
Cette action désigne l’acte par lequel nous cherchons à nous libérer d’une tutelle fortement contraignante.
Culture
Ce terme désigne le propre de l’existence humaine en tant qu’elle est organisée par des coutumes et des lois qui n’ont pas d’équivalent dans le monde naturel. Nous naissons tous dans un contexte particulier qui nous socialise en nous inculquant sa langue et ses codes de conduite. Nous parlons ainsi de culture d’origine.
Dégager la problématique et construire un plan
- Nous naissons et grandissons dans une culture qui nous socialise. Nous apprenons à parler et à penser dans une langue déterminée, nous suivons les usages inculqués par notre entourage. Le problème naît d’une tension possible entre cette première socialisation et un désir de liberté à son égard. Celui-ci advient forcément plusieurs années après que notre milieu nous a transmis des habitudes de pensée et de conduite. Il est donc problématique de souhaiter échapper à ce qui nous a formés pendant si longtemps.
- Notre individualité a-t-elle une chance de s’émanciper face à la puissance de notre communauté d’origine ? Cependant, ce désir semble légitimé par le fait que chacun de nous est un individu unique doté de la capacité de penser par lui-même. N’a-t-on pas raison de se dresser contre des valeurs que l’on n’a pas choisies ?
Éviter les erreurs
Il ne faut pas limiter la culture à l’idée de tradition et ne pas identifier la liberté à la seule révolte.
Corrigé
Introduction
La culture désigne le propre de l’existence humaine en tant qu’elle est organisée par des coutumes et des lois qui n’ont pas d’équivalent dans le monde naturel. Nous naissons tous dans un contexte particulier qui nous socialise en nous inculquant sa langue et ses codes de conduite. Nous parlons ainsi d’une culture d’origine. Or ceci conduit à penser que nous sommes déterminés par une appartenance que nous n’avons pas choisie et cette prise de conscience peut générer le désir d’échapper à cette première socialisation. Mais un tel souhait, s’il est légitime, est-il possible ? Ne sommes-nous pas condamnés à demeurer, quoi que nous fassions, dans les cadres qui nous ont été inculqués dès l’enfance ? La réponse à cette question demande que nous élucidions l’idée d’appartenance culturelle.
Est-elle un destin, est-elle incompatible avec l’accomplissement d’un désir de liberté à son égard ?
1. La culture comme socialisation
A. Intégrer le nouveau-né
Dans son ouvrage, Chronique des Indiens Guayaki, Pierre Clastres montre comment le nourrisson est d’emblée socialisé. Plus tard, le même individu doit franchir des épreuves et son corps porte les marques de cette initiation. Ces traces manifestent la puissance du groupe et ont pour fonction de rappeler à la personne qu’elle doit son identité à l’appartenance à une collectivité qu’elle a pour charge de perpétuer.
Dans les sociétés contemporaines, chacun reçoit les manières de faire et de penser de son entourage immédiat. Nous apprenons une langue particulière – que nous appelons « maternelle » – et notre milieu nous inculque sa façon de voir et de se conduire. La culture est en ce sens un ensemble de « faits sociaux » comme le dit Durkheim. Ce sont des représentations collectives à mi-chemin entre les phénomènes physiologiques et psychiques. Elles prennent aux premiers leur caractère nécessaire et aux seconds leur dimension spirituelle. L’individu ne les choisit pas, il les assimile inconsciemment dès son plus jeune âge.
B. Transmettre pour conserver
Ainsi s’acquiert notre premier sentiment d’identité. Il ne s’obtient pas en échappant à sa culture mais, au contraire, par son assimilation plus ou moins consciente. Cultiver vient du verbe latin colere qui signifie, « entretenir, prendre soin de ». Il est normal que les plus anciens accueillent les plus jeunes, les intègrent dans la société. La culture implique ainsi les notions de transmission et de conservation. Nous estimons qu’il y a des choses ou des valeurs qui doivent être préservées et transmises à ceux qui nous survivront.
Cela dit, une difficulté se pose. La socialisation implique que nous recevions les pensées des plus âgés comme autant d’évidences. Les idées que nous reprenons sont finalement des préjugés car, même si elles sont justes, nous ne les avons pas pensées par nous-mêmes. Il y a également le risque que la vision du monde diffusée par notre culture d’origine nous ferme aux autres approches.
[Transition] La découverte des limites de notre culture peut-elle donner le désir d’y échapper ?
2. De la relativisation à la négation
A. Conditions du désir de s’échapper
Vouloir échapper à sa culture implique dans un premier temps que nous découvrions l’existence d’autres sociétés que la nôtre auxquelles nous reconnaissons un intérêt et une valeur. Or ce n’est pas évident. Dans Race et histoire, Lévi-Strauss note que les tribus amérindiennes se dénient le statut d’être humain. Quant aux Européens ils hiérarchisèrent ces hommes en « sauvages », « barbares » et « civilisés ». Il y a donc une façon violente de définir son identité. Lévi-Strauss souligne que le préjugé ethnocentrique est solidement enraciné dans tous les groupes humains. Il ne peut être combattu que par une éducation qui fasse reconnaître à l’esprit la nécessité d’admettre la diversité du phénomène humain au lieu de la considérer comme un accident malheureux. Montaigne souligne que nous prenons spontanément pour naturel ce à quoi nous sommes accoutumés. Prendre conscience de cette idée conduit à condamner son étroitesse et à comprendre que chaque société a élaboré des règles de fonctionnement.
B. La révolte
Dès lors, le désir d’échapper à sa culture peut naître et engendrer une révolte. Il ne s’agit plus seulement de savoir qu’il existe des sociétés différentes mais d’affirmer que ce qui nous a formés est mauvais. Des figures illustres ont manifesté ce désir en fuyant leur pays et même leur continent d’origine à la recherche d’autres modes de vie. La morale judéo-chrétienne fut insupportable à D.H. Lawrence qui y voyait une haine du corps et de la sensualité. Rimbaud se lança dans des aventures risquées dans la péninsule arabique comme pour nier en lui l’Européen cultivé. Nietzsche critiqua vigoureusement le moralisme de la culture allemande et quitta son pays pour philosopher. Ici se manifeste un désir d’évasion qui conduit la personne à s’opposer frontalement à ce qu’elle avait assimilé pendant ses premières années pour partir à la recherche d’un « ailleurs » où sa véritable personnalité pourra librement se manifester.
[Transition] Il est clair que cet effort de négation a donné, dans les cas cités, des œuvres importantes. Mais quelle est la réalité de cette négation ?
3. L’illusion d’une négation totale
A. Un entre-deux
Dans les Sept Piliers de la sagesse, T.E. Lawrence fait le récit de son expérience au Moyen-Orient : « Un effort, prolongé pendant des années, pour vivre dans le costume des Arabes et me plier à leur moule mental m’a dépouillé de ma personnalité anglaise : j’ai pu ainsi considérer l’Occident et ses conventions avec des yeux neufs – en fait cesser d’y croire. Mais comment se faire une peau arabe ? Ce fut de ma part affectation pure. » Ces lignes indiquent une différence intéressante entre le fait de ne plus adhérer à des valeurs et celui de changer de culture au point de devenir autre.
Lawrence se trouve pris entre une culture européenne à laquelle il ne croit plus et l’impossibilité d’être Arabe. L’effort pour échapper à soi comme Anglais le laisse au bord de la folie, car « il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est difficile, ensuite, de le convertir à une autre. »
Cette expérience montre l’abstraction et l’illusion d’une négation totale de sa culture d’origine. Celle-ci n’est pas comme un vêtement qu’on peut retirer, mais elle modèle notre être. Comme l’écrit Merleau-Ponty : « Nous pouvons parler plusieurs langues, mais l’une d’elles reste toujours celle dans laquelle nous vivons. » La langue dite « maternelle » a une place particulière car c’est par son intermédiaire que nous avons appris à penser.
B. L’échappement et le retour à soi
Échapper à sa culture semble voué à l’échec. Cependant il reste à examiner un autre sens des termes. « Se cultiver » signifie « sortir de soi » ou, selon Hegel, « s’aliéner » pour revenir à soi en se considérant différemment. Cette pensée engage une autre vision de la culture et de l’idée d’échappement. Se cultiver est un processus par lequel nous acquérons des connaissances sur des sujets variés et formons ainsi notre jugement. L’école en est un des lieux privilégiés car elle offre la possibilité de s’instruire dans plusieurs matières. Celui qui voyage s’ouvre aussi à la diversité tout en réalisant ce qu’il y a de commun ou d’universel entre les hommes. L’esprit cultivé est apte à saisir le sens des différences mais aussi l’existence de ressemblances entre les sociétés. Son ouverture lui permet de découvrir l’unité de l’humaine condition. Se cultiver signifie simultanément défendre sa particularité et l’ouvrir sur celle des autres, dont elle a aussi à apprendre. Ainsi nous nous échappons du cadre limité de notre appartenance culturelle mais sans quitter notre culture première. La culture est ici un mouvement qui se déploie entre l’enracinement et l’ouverture à l’universel.
Conclusion
Nous avons commencé par montrer pourquoi la culture de chacun marque profondément et à quelles conditions un désir légitime de révolte et d’évasion pouvait naître à son égard. Il nous est alors apparu que le sujet admettait deux réponses. Il est impossible d’échapper à sa culture, si on entend par là le fait de l’oublier et de devenir un autre. Mais il est possible et même souhaitable de s’en détacher pour prendre vis-à-vis d’elle une liberté critique et nous développer à travers une relation à soi qui passe par la prise en compte des cultures étrangères.
Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.