Dissertation
Que gagne-t-on en travaillant ?
Définir les termes du sujet
Gagner
Gagner signifie réaliser un gain, accéder à une chose en plus, mais aussi triompher : au vainqueur qui a gagné s’oppose le vaincu qui a perdu.
Travailler
L’étymologie du travail (de tripalium, qui en latin désigne un instrument de torture à trois pals) indique l’idée selon laquelle il serait douloureux : il implique un effort, voire un renoncement ou un sacrifice. Dans le récit biblique de la Genèse, Adam, pour prix de sa désobéissance, est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front ».
Le travail correspond en soi à un effort : j’applique mes forces contre une chose pour la transformer, et par là je me développe.
En ce sens, il se distingue de l’emploi, activité socialement définie par des règlements et un salaire.
Dégager la problématique
Construire le plan
Corrigé
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Introduction
[Reformulation du sujet] Il s’agit de savoir ce que nous apporte le travail. A priori, on pourrait penser qu’en travaillant, on « gagne sa vie ». Mais ne l’avait-on pas avant de travailler, cette vie ? [Définition des termes du sujet] Gagner, c’est réaliser un gain, mais aussi triompher, vaincre une chose. Le travail (de tripalium, qui en latin signifie « instrument de torture à trois pals ») ne désigne pas seulement l’emploi, mais toute activité de transformation d’une donnée extérieure par laquelle, en retour, nous sommes modifiés. [Problématique] Quel gain réalisons-nous par le fait de travailler ? S’agit-il d’une récompense en échange du temps et de l’énergie perdus ou bien faut-il penser que travailler, en soi, nous apporte quelque chose, et quoi précisément ? En somme, quel est le but du travail ? [Annonce du plan] Nous envisagerons tout d’abord le travail comme une activité vitale, avant de l’envisager comme une activité essentiellement humanisante : mais alors, le travail n’est-il pas notre fin propre ?
1. En travaillant, on gagne sa vie
A. Le travail a pour but la satisfaction de nos besoins
Dans un premier temps, on pourrait penser que le travail nous permet de satisfaire nos besoins : si je trouvais dans la nature de quoi survivre, je n’aurais aucune raison de m’astreindre à cet effort qui correspond à une telle déperdition de temps et d’énergie. Mais je dois produire pour consommer et ainsi renouveler mes forces. En ce sens, travailler se réduirait à avoir un emploi, selon une définition sociale du travail qui fait de lui une activité conditionnée au salaire.
B. Le travail nous attache au monde naturel
Dire que le travail vise la survie, c’est faire de lui une activité propre à la sphère de la nécessité. C’est là la conception du travail propre à l’Antiquité, qu’évoque Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne : dans le monde grec, note-t-elle, le travail relève d’une sphère étrangère au monde de la liberté (étymologiquement, le mot « liberté » vient du latin liber, qui désigne le statut du citoyen).
Celui qui travaille s’inscrit en effet dans la régularité et la répétition propre au monde biologique défini par sa cyclicité – c’est l’esclave, celui dont le temps n’a pas de valeur puisque ce temps n’est pas libre, c’est-à-dire délivré des nécessités de la vie biologique. À la cyclicité du monde naturel s’oppose alors le temps du monde politique – monde de l’action et des hommes libres car affranchis des considérations vitales.
[Transition] On peut dire alors qu’en travaillant, on gagne sa survie plutôt que sa vie. Mais finalement, le but du travail, ce vers quoi il est supposé tendre et ce qu’il doit m’apporter, est-ce une chose extérieure au travail lui-même ?
2. En travaillant, on gagne son humanité
A. Le processus du travail nous sépare de notre animalité
Qu’est-ce qui pourrait se jouer pour moi dans le processus du travail lui-même ? C’est à cette question que répond Marx en définissant, dans Le Capital, le travail comme une activité proprement humaine, et humanisante. « Le travail, dit-il, est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature », c’est-à-dire un acte par lequel, en transformant la nature extérieure à lui, l’homme se modifie lui-même et conquiert son identité d’homme.
Ce que je gagne en travaillant, ce n’est pas le résultat extérieur de mon travail, ce que je produis, mais mon humanité elle-même. Dans la mesure où pour modifier ce qui m’est extérieur, je mobilise et développe mes forces, physiques et intellectuelles, je triomphe à la fois de la nature extérieure et de ma nature animale. L’homme est ainsi défini par Marx comme étant par essence un travailleur.
B. Le travail moderne n’est pas du vrai travail
C’est précisément ce gain propre au processus du travail qui disparaît dans le travail moderne, dont Marx expose le caractère aliénant dans les Manuscrits de 1844. Ce type de travail dit productif, organisé par la division technique du travail, nous reconduit de fait dans la sphère de la nécessité et de la répétition. Sa valeur et son intérêt ne tiennent plus qu’à son résultat extérieur, le salaire, par lequel je satisfais mes besoins. De fait, je deviens un travailleur aliéné, c’est-à-dire étranger à lui-même, dans la mesure où le travail n’apparaît plus comme le moyen de me réaliser ni de m’émanciper : dépendant de mon salaire, incapable de me reconnaître dans ce que je produis, je me perds moi-même en me vendant au propriétaire privé des moyens de production, auquel je dois ma survie, et en acceptant de me sacrifier pendant le temps de mon travail.
[Transition] Mais comment rendre son essence au travail ?
3. Le gain du travail est le travail lui-même
A. Ce que je dois chercher n’est pas un but extérieur à moi
La question est alors de savoir ce que nous devons chercher en travaillant, pour que ce travail soit pour nous l’occasion d’un gain, et non d’une perte. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche envisage précisément la question du travail à travers celle de notre rapport au gain. Que gagne-t-on à travailler ? « Chercher le travail pour le gain, dit Nietzsche, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même : aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfice. »
En d’autres termes, si je pense qu’en travaillant je dois gagner de l’argent, le travail cesse d’« être un but en lui-même », c’est-à-dire que je n’envisage plus le travail comme une activité ayant une valeur pour moi, mais comme une activité qui m’apporte des valeurs extérieures à elle. Comment le travail pourrait-il redevenir un « but en lui-même », et non une activité servile ?
B. Le travail doit être voulu pour lui-même
Si Nietzsche part du constat selon lequel le monde moderne nous inscrit dans un rapport instrumental au travail, qui nous interdit l’idée même de nous y réaliser, il nous invite alors à redéfinir ce que peut être le travail. « Mais il est des natures plus rares, poursuit-il, qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. » Ces hommes, dit-il, seraient par exemple les « artistes et les contemplatifs (…) mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine ».
Les vrais travailleurs, ceux dont Nietzsche dit qu’ils ne s’oublient pas dans leur travail mais le recherchent pour lui-même et non pour son but extérieur, seraient ces individus qui renouent avec un travail originaire conçu comme activité recherchée pour elle-même car celle-ci suppose un effort et un dépassement de soi.
Ainsi, paradoxalement, les « oisifs » seraient les vrais travailleurs, ceux dont le temps de travail est bien un temps libre (otium, en latin, signifie « temps libre »), dans la mesure où il s’agit d’un temps de réalisation de soi. Contrairement au travailleur moderne rivé à ses besoins, l’artiste crée pour créer, le séducteur séduit pour séduire, le voyageur voyage pour voyager : en d’autres termes, ce qu’ils gagnent à travailler, la valeur de leur travail, réside dans leur travail lui-même.
Conclusion
En somme, ce que je peux gagner en travaillant, ce n’est jamais que moi : je recherche alors le travail pour le travail, et non pour des buts extérieurs à moi (argent, reconnaissance sociale), buts qui m’obligeraient à me perdre dans un travail aliénant. Ce que je remporte en travaillant, c’est ainsi une victoire sur moi-même – non sous la forme d’un sacrifice ou d’un oubli de soi, mais sous la forme d’un dépassement.