L’art
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Dissertation
La création artistique est‑elle un travail ?
Définir les termes du sujet
Création artistique
Étymologiquement, « art » vient du latin ars qui signifie technique. On peut définir l’art comme l’ensemble des productions issues de l’habileté humaine : le monde de l’art se distingue ainsi du monde naturel.
Le terme de « création » artistique restreint ici ce premier sens de l’art. En effet, une création se distingue d’une production dans la mesure où elle seule exprime une singularité. Dans cette mesure, le terme d’art ne désigne pas ici l’ensemble des productions humaines mais, plus spécifiquement, les beaux-arts, c’est-à-dire l’ensemble des créations humaines ayant une visée esthétique, et dans lesquelles s’exprime une sensibilité singulière.
Travail
Le travail désigne à la fois une activité supposant un effort, et le résultat de cet effort. Il est donc producteur de valeur. Il peut se définir comme une activité de transformation du monde extérieur par laquelle l’homme se transforme. Il s’agirait alors du travail-effort, que Marx distingue du travail moderne – autrement dit du travail productif – par lequel l’individu se contente de transformer une chose extérieure à lui.
L’étymologie du terme (du latin tripalium, instrument de torture) indique son ambiguïté : effort, il est aussi souffrance et contrainte. Il est affecté d’une valorisation négative dont témoigne le récit biblique, où le travail est effet de la malédiction divine.
Dégager la problématique
Construire un plan
Corrigé
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Introduction
[Reformulation du sujet] Il s’agit ici de s’interroger sur la spécificité de l’art au sein des activités humaines. On pourrait penser que l’art est hétérogène au monde du travail, dans la mesure où l’artiste est plus qu’un simple technicien. Mais d’où tiendrait-il cette supériorité ?
[Définition des termes du sujet] Étymologiquement, « art » vient du latin ars, qui signifie « technique ». Dès lors, on peut définir l’art comme l’ensemble des productions issues de l’habileté humaine : le monde de l’art se différencie ainsi du monde naturel. Pourtant, la création artistique se distingue d’une production dans la mesure où elle seule exprime une singularité. Le terme d’art désigne alors les beaux-arts, c’est-à-dire l’ensemble des créations humaines ayant une visée esthétique, et dans lesquelles s’exprime une sensibilité singulière. [Problématique] La question est de savoir si cette œuvre est issue d’un travail, supposant des efforts et l’acquisition de techniques, ou si, au contraire, sa singularité parmi nos productions ne peut s’expliquer que par une inspiration ou un don particulier dont serait investi l’artiste. [Annonce du plan] Nous mettrons d’abord en évidence la proximité de l’art et du travail, avant d’examiner la spécificité du processus de création. Enfin, nous nous interrogerons sur notre tendance à ne pas prendre en considération la dimension laborieuse de l’art.
1. La création artistique est identifiable à un travail
A. La création artistique est épanouissante, comme le travail
Dans un premier temps, on peut penser que la création artistique est un type de travail, dans la mesure où elle appelle un effort porteur d’épanouissement. Car le travail, contrairement à ce qu’indique son étymologie, n’est pas pure souffrance, mais effort tendu vers un dépassement de soi.
Si l’effort peut sembler rebutant, il comporte aussi une dimension épanouissante. Dans Le Capital, Marx se pose la question suivante : « Quelle est la spécificité de l’activité humaine que l’on appelle travail ? » Il prend l’exemple de deux animaux dont l’activité est souvent considérée comme un travail, dans la mesure où elle est productrice, à savoir l’araignée et l’abeille. « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, écrit-il, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Autrement dit, alors que l’activité de l’abeille est purement instinctive et ne l’amène pas à évoluer, le travail est une activité par laquelle l’homme, tout en transformant la nature extérieure à lui, transforme sa propre nature. Tout architecte, en effet, mobilise dans son activité des facultés intellectuelles (mémoire, attention, imagination, etc.) qu’il développe en affrontant la nature, autrement dit le matériau brut qu’il doit mettre en forme. Parce qu’il est avant tout transformation et développement de soi, le travail est donc source de plaisir, comme l’est la création artistique.
B. La création artistique est une activité technicienne
Tout travail se définit comme une activité technicienne appelant l’homme à se transformer en même temps qu’il transforme la nature extérieure à lui. On peut alors penser que la création artistique, dans laquelle l’artiste applique des techniques visant à transformer un matériau brut, s’inscrit dans cette définition du travail. L’œuvre d’art, en effet, n’est pas issue de la nature, mais de l’action exercée par l’homme sur la nature, par le biais de techniques.
[Transition] Mais n’y a-t-il pour autant aucune spécificité de l’œuvre d’art au sein des productions humaines ?
2. La création artistique n’est pas un travail
A. L’œuvre d’art est unique
La genèse d’une œuvre d’art est-elle vraiment la même que celle de n’importe quel objet technique, fruit du travail humain ? C’est précisément la question que se pose Kant dans la Critique de la faculté de juger, en s’efforçant de mettre au jour la spécificité de la création artistique. L’œuvre d’art, dit-il, se caractérise avant tout par sa singularité et par sa nouveauté. Par conséquent, on ne saurait expliquer sa genèse par la seule application de techniques à un matériau brut, car ceci supposerait que l’œuvre d’art soit reproductible. Or, la valeur d’une œuvre nous semble liée à son caractère unique. Il faut donc distinguer l’œuvre d’art en tant que création du reste des productions humaines, ces productions étant, elles, indéfiniment reproductibles par des hommes indifférents, pourvu qu’on leur apprenne les techniques ayant présidé à leur apparition. Mais qu’est-ce qui permet d’expliquer, alors, l’unicité de l’œuvre d’art ?
B. La création artistique est le fait du génie
Si la création artistique n’est pas réductible à un travail, explique Kant, c’est parce qu’il existe, au-delà de l’humanité commune, ce qu’il appelle des « génies ». Étymologiquement, rappelle-t-il, le génie désigne une divinité singulière, propre à un lieu – il s’agit donc de ce qui anime un lieu, ou un homme, sans que l’on puisse expliquer d’où vient cette force. Le génie, précise Kant, se caractérise par son caractère singulier et original – le génie crée ce qui n’existait pas avant lui. Investi d’un don miraculeux, le génie créerait facilement et librement, comme une nature incarnée dans un homme, et sans que l’on sache pourquoi tel homme, et non tel autre, est investi de ce don.
[Transition] Pourtant, comment démontrer l’existence de « génies » ? En toute rigueur, peut-on rendre compte de la genèse de l’œuvre d’art par ce qui ne peut qu’être l’objet d’une croyance ?
3. La création artistique est un travail que l’on veut ignorer
A. Le génie est l’objet d’une croyance
C’est là le sens de la critique nietzschéenne de la notion de « génie » : comment expliquer la genèse d’une œuvre indépendamment d’un travail ? Autrement dit, comment rendre compte rationnellement de la notion de génie ? En tant que telle, dit Nietzsche, il s’agit là d’une notion qui ne peut être expliquée – car pourquoi certains hommes seraient-ils investis d’un don, et pas d’autres ? Et si nous ne pouvons pas l’expliquer, pourquoi devrions-nous accepter de croire à l’idée de « génie » ? Selon Nietzsche, le génie ne correspond à aucune réalité, et il faut chercher l’origine de cette croyance en se demandant à quel besoin elle répond – car toute croyance, suppose-t-il, a pour origine un besoin.
B. Cette croyance nous rassure
Qu’est-ce qui justifie notre croyance au génie ? Tout d’abord, dit Nietzsche, il est rassurant, pour des hommes fondamentalement médiocres et paresseux, de croire qu’il existe, au-delà de cette humanité moyenne, une humanité supérieure, quasi divine, élue sans que l’on sache pourquoi ni comment. Car ces « élus » inspirés que seraient les génies ne sont donc pas à notre portée, mais distincts de nous par nature : ce qui rend inutiles nos efforts pour les rejoindre, et nous dispense de les jalouser. Par conséquent, croire que l’œuvre d’art provient d’un naturel génial et non d’un travail, nous conforte dans notre refus de l’effort.
C. Nous prenons plaisir à croire aux miracles
Par ailleurs, croire au génie nous procure un plaisir enfantin : c’est que, d’après Nietzsche, nous aimons croire aux miracles, c’est-à-dire aux faits qui se produisent sans qu’on puisse leur assigner de cause. Ainsi, nous préférons croire que la création artistique est facile et engendrée spontanément par le génie, plutôt que d’envisager l’art dans sa dimension laborieuse. Mais derrière la perfection de l’œuvre, dit Nietzsche, ce que nous ne voulons pas voir, comme des enfants refusant de voir le mécanisme à l’intérieur d’un pantin, c’est la genèse de l’œuvre : l’effort, l’échec, le tri opéré par l’artiste au sein des techniques et des matériaux, et, finalement, le labeur nécessaire à la réalisation de l’œuvre.
Conclusion
En définitive, la création artistique est bien un travail, travail spécifique puisque visant l’expression d’une singularité, mais qui reste de l’ordre de l’effort, de la pénibilité et, en même temps, du plaisir lié à la réalisation de soi à travers l’œuvre. Séparer la création artistique du travail, c’est finalement nier le processus de réalisation de l’œuvre pour se réfugier dans une conception miraculeuse de l’art que rien ne saurait justifier.