Antilles, Guyane • Septembre 2015
dissertation • Série L
Peut-on être heureux sans le savoir ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
« Peut-on »
On pose ici la question d’une possibilité mais aussi d’une légitimité ou encore d’une autorisation morale.
« Être heureux »
On indique par là l’état de celui qui a atteint le bonheur, c’est-à-dire un état de satisfaction totale et durable qui se distingue d’un plaisir ou d’une joie éphémères.
« Sans le savoir »
Cette expression indique d’abord un état d’inconscience, mais cela peut également renvoyer à un défaut de connaissance, autrement dit un état d’ignorance selon un sens plus épistémologique, moins psychologique. Dans le premier cas, « savoir » est pris comme un verbe à l’infinitif ; dans le second, il peut être pris comme substantif.
Dégager la problématique du sujet et construire un plan
La problématique
A priori, si le bonheur consiste en un état de satisfaction, être heureux suppose de prendre conscience d’avoir fait ce que l’on souhaitait. Donc le bonheur serait corrélatif de son savoir. Pourtant, il n’est pas rare de « prendre conscience » de son bonheur passé, une fois seulement que la situation change, se détériore. Mais qu’est-ce qu’un bonheur qui ne s’accompagne pas de la jouissance de son état ? Le bonheur n’est-il pas d’abord une possibilité d’exercer librement son jugement ?
Le plan
On verra dans un premier temps que le bonheur peut être lié à la représentation et à l’acceptation de la réalité et qu’en ce sens le bonheur ne relève pas d’une situation mais d’un état d’âme. Être heureux serait se savoir heureux (première partie). Cependant, si la survenue de certains malheurs nous fait dire que nous étions heureux sans le savoir c’est que, soit le bonheur peur être défini objectivement indépendamment de la représentation que l’on s’en fait, soit que nous sommes victimes d’une illusion rétrospective (deuxième partie). Le savoir n’est-il pas plutôt ce qui contribue au bonheur, propre de l’homme, être de culture (troisième partie) ?
Éviter les erreurs
Ce sujet est assez difficile car il exige de bien maîtriser le chapitre sur le bonheur, que l’on doit distinguer du plaisir ou de la joie. Il faut pouvoir articuler le sujet aux problématiques générales du bonheur : est-ce une réalité, un idéal ou une utopie ? Comment le définir ? Est-ce un état d’esprit, ou relève-t-il d’une situation ? Est-il, comme l’étymologie l’indique, lié au hasard, ou bien est-il plutôt le résultat de l’action humaine ? Il va donc falloir réussir à articuler toutes ces questions autour d’un fil directeur cohérent.
Corrigé
Corrigé
Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
Conseil
Il est possible d’accrocher le lecteur par une situation banale mais qui donne l’occasion d’apporter une première distinction conceptuelle, ici entre état et conscience du bonheur.
« Je ne savais pas la chance que j’avais… » Il est fréquent de constater que l’on ne comprend son bonheur qu’une fois qu’on l’a perdu. Il y aurait donc un décalage possible entre être heureux et se savoir heureux. Mais peut-on vraiment être heureux sans le savoir ?
Il semble d’abord que le bonheur s’exprime à travers la conscience que l’on en a. En ce sens, le bonheur se confondrait avec son savoir. Cependant, un état heureux ne peut se révéler qu’avec sa perte. Mais ce serait alors considérer que le bonheur correspond à une situation précise que l’on peut décrire objectivement. Ce serait oublier la dimension subjective de toute personne qui se construit son bonheur.
Attention
On formule ici le plan de la dissertation sous forme de questions.
En quoi le bonheur est-il lié à la conscience qu’on en a ? Quel pourrait être alors la signification d’un bonheur perdu dont on prendrait conscience ? Enfin le savoir n’est-il pas nécessaire à la construction du bonheur de l’homme ?
1. Être heureux, c’est avoir conscience de son bonheur
A. Le bonheur se distingue d’une simple satisfaction sensible
Par définition, le bonheur désigne une satisfaction totale et durable de son être. Il se distingue donc d’un simple plaisir, lié à la satisfaction d’un sens ou d’une partie de son être. Le bonheur dépend de la conscience d’une satisfaction totale. Cette satisfaction consiste en une approbation consciente de son état qui ne se laisse perturber par aucune gêne.
B. Le bonheur réside dans une tranquillité de l’âme
Ainsi, pour Épicure dans la Lettre à Ménécée, il convient pour être heureux de savoir distinguer les désirs nécessaires et naturels des désirs vains. Ne s’attachant qu’à la satisfaction des bons désirs, évacuant tous les désirs à l’origine de passions néfastes, on peut atteindre ce qu’il appelle l’ataraxie, c’est-à-dire le bonheur considéré comme absence de trouble de l’âme et de souffrance du corps.
Attention
Une transition doit toujours conclure sur la partie qui précède et annoncer la prochaine en apportant un nouvel argument.
De ce fait, le bonheur ne peut se confondre avec une simple satisfaction de désirs sensibles, il passe par une satisfaction qui relève de la conscience qu’on en a.
Pourtant, si le bonheur est un état relevant d’une représentation consciente, il y a des situations où l’on prend conscience d’un bonheur perdu. Être heureux pourrait-il être le fait d’une situation objective ?
2. Mais d’où vient l’idée d’un bonheur inconscient perdu ?
A. Il est impossible d’être heureux selon des critères absolument objectifs
Info
L’étymologie est importante mais elle doit toujours être raccrochée à une logique argumentative, c’est pour cela qu’elle ne se situe pas toujours en début de devoir.
Affirmer que l’on peut être heureux sans le savoir c’est postuler un décalage entre un état de bonheur et la conscience que l’on en a. Le bonheur ne serait pas un sentiment mais une réalité que l’on pourrait décrire objectivement selon certains critères. Si, comme l’explique Durkheim dans Le Suicide, on pouvait identifier par des statistiques les personnes susceptibles de se suicider en fonction de l’âge, le sexe, la situation familiale, la situation géographique… alors on pourrait imaginer qu’en remplissant certains critères, on aurait toutes les chances d’être heureux. Mais ce serait là confondre les conditions du bonheur et le bonheur lui-même. Cela reviendrait à ramener le bonheur à son étymologie (ce qui est de bon augure), ce qu’on a la chance d’avoir. Or ne dit-on pas que le bonheur se construit ? Qu’il relève de la réalisation d’un projet conscient et personnel ? Ramener le bonheur à un ensemble de critères que l’on pourrait décrire objectivement serait nier la part de liberté individuelle qui intervient dans la construction de « son » bonheur.
B. La perte d’un bonheur peut être une illusion rétrospective
Que serait un bonheur accompagné du sentiment d’être malheureux ? Même si une cause n’est pas identifiée, une souffrance peut être forte. Un dépressif dont on n’a pas identifié la raison souffre réellement, un hypocondriaque souffre aussi même s’il a inventé sa maladie. L’idée d’un bonheur perdu serait une illusion rétrospective du sujet lui-même qui oublie ses souffrances passées face à ses nouveaux malheurs, plus terribles que tout selon lui.
Elle peut être aussi une illusion suscitée par le regard d’autrui. La connaissance de soi est difficile selon Freud car il reste toujours une part d’inconscient, mais les pensées de l’autre résistent bien davantage. Pour Merleau-Ponty, on peut compatir aux émotions des autres mais jamais on ne pourra ressentir exactement ce que l’autre éprouve. Il demeure toujours une altérité radicale.
Ainsi, dire d’un suicidé « il avait tout pour être heureux » n’a pas de sens puisque ce serait confondre les conditions du bonheur avec le bonheur lui-même et oublier que le bonheur n’est pas qu’un état mais la représentation de cet état. La première possibilité pour être heureux ne réside-t-elle pas alors dans l’exercice de son jugement ?
3. Le bonheur, proprement humain, s’appuie sur le savoir
A. Le bonheur implique l’exercice du jugement
Info
La conception du bonheur pour le stoïcisme renvoie aussi à l’idée d’ataraxie comme absence de trouble de l’âme et du corps.
Il y a des événements qui semblent objectivement s’opposer au bonheur : la perte d’un être cher, la perte d’un travail, un problème de santé… Pourtant, malgré ces sources évidentes de souffrance, il est possible de conserver une forme de tranquillité de l’âme. Ainsi, pour le stoïcisme, le bonheur dépend d’abord de notre représentation des événements et de la liberté que l’on conserve par rapport à eux.
Il faut selon Épictète savoir distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas. Il serait vain de vouloir agir sur des lois nécessaires. La liberté ne porte que sur une action possible.
En ce sens, il faut pour être heureux exercer un jugement qui constitue une connaissance du monde extérieur.
B. Le savoir rapproche du bonheur
Le bonheur est aussi lié à la réussite de ses actions. Pour Aristote, il y a tout un cortège de biens qui sont à la fois des plaisirs ponctuels, mais aussi des moyens d’atteindre une autre fin qui leur est supérieure, et cela jusqu’à ce que l’on atteigne le Bien suprême. Le savoir, la connaissance du monde, aide à trouver le bonheur en permettant d’adapter les meilleurs moyens aux fins que l’on se fixe.
Ainsi, on ne peut être heureux sans le savoir au sens où ce savoir aide à se représenter le bonheur mais aussi à l’atteindre.
Conclusion
Il semble, a priori, que l’on puisse être heureux sans le savoir puisque face à des nouveaux malheurs on regrette de ne pas avoir profité d’un bonheur passé. Pourtant, s’il peut y avoir des conditions objectives au bonheur, elles ne se confondent pas avec l’état d’esprit corrélatif au bonheur lui-même.
Dès lors, on ne peut être heureux sans savoir qu’on l’est. On ne peut être heureux également sans un savoir qui permet à la fois d’exercer son jugement pour prendre conscience de son état mais aussi d’un savoir qui est connaissance du monde afin d’adapter au mieux les finalités que l’on se fixe.
Croire que l’on puisse être heureux sans le savoir serait nier la part de désir constitutif de tout sujet particulier.