Le bonheur
Corrigé
37
La morale
phiT_1009_04_01C
Antilles, Guyane • Septembre 2010
dissertation • Série ES
Définir les termes du sujet
Peut-on
L’expression pose la question d’une possibilité mais aussi d’une légitimité, ou encore d’une autorisation morale.
Se tromper
Le verbe indique que l’on fait une erreur de jugement (à distinguer de la faute morale). À noter que l’indétermination du sujet de la tromperie indique que l’on peut être trompé autant que se tromper soi-même.
En se croyant
L’expression désigne un assentiment porté à quelque chose en l’absence de preuve. La croyance est une représentation subjective.
Heureux
L’adjectif indique l’état de celui qui a atteint le bonheur, c’est-à-dire un état de satisfaction totale et durable qui se distingue d’un plaisir ou d’une joie éphémères.
Dégager la problématique et construire un plan
La problématique
- Ou bien, on ne peut pas se tromper en se croyant heureux, car se croire heureux c’est l’être, mais alors le bonheur n’a pas d’autre réalité que celle de sa représentation.
- Ou bien, on peut se tromper en confondant plaisir et bonheur, mais l’erreur ne peut être qu’éphémère.
- Ou bien encore, la croyance au bonheur peut être le fruit d’une aliénation ou d’une illusion qui répond, à la différence de l’erreur, à un désir de se mentir à soi-même. La question serait alors de savoir s’il y a des illusions nécessaires et, le cas échéant, qui peut être habilité à en juger pour autrui.
Le plan
- On verra dans un premier temps que le bonheur peut être lié à la représentation et à l’acceptation de la réalité et, qu’en ce sens, le bonheur ne relève pas d’une situation mais d’un état d’âme. Il n’y aurait alors pas d’erreur possible entre ce que je crois être et ce que je suis.
- Cependant, si on considère que le bonheur est le résultat d’une activité humaine, il y a bien une possibilité de le ramener à une réalité sur laquelle on fait une erreur de jugement (seconde partie).
- Enfin, on verra dans une troisième partie que se croire heureux peut être plus qu’une erreur : une illusion qui répond à un désir particulier.
Éviter les erreurs
- Ce sujet est assez difficile car il exige de bien maîtriser le chapitre sur le bonheur. Il faut bien distinguer le bonheur du plaisir ou de la joie. Il faut pouvoir articuler le sujet aux problématiques générales du bonheur : est-ce une réalité, un idéal ou une utopie. Comment le définir ? Est-ce un état d’esprit, ou relève-t-il d’une situation ? Est-il, comme l’étymologie l’indique, lié au hasard, ou bien est-il plutôt le résultat de l’action humaine ?
- Il va donc falloir réussir à articuler toutes ces questions autour d’un fil directeur cohérent.
Corrigé
Introduction
« Il a tout pour être heureux », « Il ne sait pas la chance qu’il a »… Il est fréquent de constater que l’on ne comprend son bonheur qu’une fois qu’on l’a perdu. Il y aurait donc un décalage possible entre être heureux et se savoir heureux. On peut donc se tromper en se croyant malheureux, mais peut-on aussi se tromper en se croyant heureux ? Est-il possible de souffrir sans le savoir ? La question exige que l’on analyse le décalage possible entre l’existence du bonheur et la conscience que l’on en a.
Ou bien, la réalité du bonheur se confond avec la représentation que l’on s’en fait et, en ce sens, il ne semble pas possible de pouvoir se tromper : se croire et être heureux seraient une seule et même chose. Ou bien, le bonheur n’est pas qu’un simple état d’esprit mais relève d’une situation objectivement bonne et, en ce sens, on peut confondre le bonheur avec une satisfaction plus éphémère comme le plaisir. Enfin, on se demandera si, finalement, on ne préfère pas se croire heureux plutôt que d’affronter l’objet de sa souffrance et, en ce sens, se tromper ne serait pas faire une erreur, mais tomber dans une illusion nécessaire.
1. Si le bonheur est un état d’esprit,
on ne peut pas se tromper en se croyant heureux
A. Le bonheur : une vue de l’esprit pour accepter la réalité
Il y a des événements qui semblent objectivement s’opposer au bonheur : la perte d’un être cher, la perte d’un travail, un problème de santé. Pourtant, malgré ces sources évidentes de souffrance, il est possible de conserver une forme de tranquillité de l’âme. Ainsi, d’après le stoïcisme, le bonheur dépend d’abord de notre représentation des événements et de la liberté que l’on conserve par rapport à eux.
Il faut, selon Épictète, savoir distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas. Une fois que l’on a compris qu’il y a des lois nécessaires sur lesquelles il serait vain de vouloir agir, on peut profiter de sa liberté de n’agir que sur ce qui relève de notre action possible. L’homme qui pratique le stoïcisme peut alors atteindre un bonheur qui s’appuie sur sa liberté : l’ataraxie. Il s’agit d’un état caractérisé par l’absence de troubles de l’âme et de souffrance du corps. Être capable de se libérer de notre représentation des souffrances que nous impose la réalité, c’est nous libérer de la souffrance elle-même.
En ce sens, le bonheur dépend de son état d’esprit et non de la réalité extérieure. Il ne serait alors pas possible de se tromper en se croyant heureux car le véritable signe du bonheur serait le contentement, lié à l’absence de trouble de l’âme, en accord avec la réalité extérieure quelle qu’elle soit.
B. Le bonheur réside alors dans la satisfaction du savoir
Le bonheur, état de satisfaction totale et durable, n’est donc pas l’effet d’un plaisir par définition éphémère puisqu’il consiste à satisfaire un désir particulier. Le bonheur est également à distinguer de la joie qui, même si elle désigne un contentement de tout l’être (à la différence du plaisir qui ne porte que sur la satisfaction d’un sens), n’a pas cette caractéristique de durer. Le bonheur se rapporte à l’âme et c’est en ce sens que Descartes affirme dans une Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645 qu’il vaut mieux « être moins gai mais avoir plus de connaissance ».
Le bonheur, ce qui fait le bien de l’homme, est d’abord ce qui permet à son âme d’être satisfaite dans sa recherche intellectuelle. La satisfaction de l’esprit, liée à l’exercice de la vertu et à l’acquisition de biens liés à son libre-arbitre, est bien supérieure aux plaisirs futiles de la vie courante. Ainsi, après avoir combattu ce qui peut nous rendre malheureux et écarté les fausses satisfactions (plutôt de l’ordre de la gaieté), l’homme ne peut pas se tromper en atteignant le souverain bien qui est la connaissance de la vérité. Mieux vaut un contentement réel et durable qu’une joie médiocre et passagère.
Donc, en définissant soi-même le bonheur comme le fait d’écarter tous désirs vains ou toutes fausses satisfactions éphémères, on se met à l’abri d’une erreur de jugement sur notre bonheur. Cependant, accepter la nécessité du monde, pour n’agir que sur ce qui dépend de nous et ainsi trouver son bonheur dans cette liberté délimitée, n’est-ce pas aussi confondre bonheur et résignation ? N’y a-t-il pas des cas où il existe un décalage entre la représentation du bonheur et les conditions objectives de sa réalisation ? On peut être sceptique quant au bonheur affirmé par l’esclave stoïcien Épictète, qui jouit certes avec détachement d’une liberté de pensée, mais qui en même temps se fait détruire la jambe par son maître.
2. Mais si le bonheur est lié à la réalité d’une situation, alors on peut confondre bonheur et plaisir
A. Le bonheur conçu comme action réussie
n’est pas qu’une représentation
On peut aussi affirmer que le bonheur n’est pas qu’une disposition de l’âme, mais qu’il est directement lié à la réussite de ses actions. En effet, il est évident que tout le monde recherche le bonheur, ce qui l’est moins c’est la définition qu’on lui accorde. Pour Aristote, on peut bien sûr affirmer que son bonheur dépend de soi, mais aussi des circonstances extérieures, et de la manière d’agir sur elles pour atteindre son but. Il y a tout un cortège de biens qui sont à la fois des plaisirs ponctuels, mais aussi des moyens d’atteindre une autre fin qui leur est supérieure, et cela jusqu’à ce que l’on atteigne le Bien Suprême. Celui-ci ne serait plus un moyen en vue d’une autre fin, car une fois atteint, il constituerait le véritable bonheur.
On ne pourrait donc savoir si l’on est réellement heureux qu’à la fin de sa vie. Se croire heureux peut donc constituer une erreur de jugement concernant le degré de bonheur, en confondant un bien transitoire avec le Souverain Bien.
B. On peut se tromper en prenant pour bonheur ce qui n’est que plaisir
Si l’on conçoit le bonheur comme relatif à la réalisation de ce que l’on est en puissance, et non pas seulement à la possession de biens personnels voués à disparaître, alors on peut considérer que l’erreur est possible dans le choix des biens à aimer. On peut aimer des biens mal placés sur l’échelle des valeurs.
Ainsi, contre le sens commun, Platon affirme qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, car être heureux c’est atteindre le Bien, au sens de ce qui est bon pour soi, mais aussi de ce qui est moralement juste. C’est pourquoi le méchant (même s’il possède pouvoir et richesses) ne peut être heureux. S’il fait le mal, c’est par ignorance de ce qu’est le bien. La faute morale est conditionnée par l’erreur intellectuelle.
On peut donc se tromper en se croyant heureux car l’on confond le bonheur avec des plaisirs artificiels qui, non seulement risquent de ne pas durer, mais qui surtout éloignent du véritable bien, le Bien moral, lui-même conditionné par le Vrai. Mais alors pourquoi, comme le dit Ovide dans ses Métamorphoses, y aurait-il des cas où « Je vois le bien, et je l’approuve. Et je fais le mal » ?
3. Cependant, se croire heureux peut aussi
être le fruit d’une illusion nécessaire
A. Se croire heureux peut être une manière de supporter sa misère
On peut préférer sa situation alors même qu’autrui nous prouve qu’il en existe de meilleure. Il est possible aussi de ne pas prendre conscience d’un malheur profond en s’attachant à de menus plaisirs. C’est ainsi que Marx condamne la religion dans son rôle d’opium du peuple. Elle lui apporterait une forme de réconfort et de douceur qui n’aurait pour effet que de l’endormir, l’empêchant ainsi de prendre véritablement conscience de sa misère et de se révolter contre elle, seule condition selon Marx pour sortir de son malheur. L’idée d’une justice divine, incarnée dans le dogme du jugement dernier, entretient l’espoir et la résignation.
Ainsi, le peuple serait maintenu dans un état d’asservissement par cela même qui semble le réconforter. Mais qui serait apte à juger de ce qui fait mon propre bonheur ? Ne suis-je pas le mieux placé pour savoir ce qui me rend heureux ? Kant explique, dans Théorie et Pratique, que celui qui prétend faire le bonheur d’autrui, comme un État à son peuple, le prive par là-même de sa liberté de décider de son propre bonheur. Or, la liberté est la condition même du bonheur.
B. Juger de son malheur ne peut être qu’une démarche personnelle
Il semble donc que chaque individu doit déterminer seul de ce qui fait son bonheur. S’il peut se tromper sur ce qui le rend heureux, il est aussi le seul à pouvoir en prendre conscience. Ainsi, d’après la psychanalyse, il y a bien des signes d’un malheur non conscient, non assumé : on peut se dire heureux et avoir des signes de névroses qui nous rongent, des symptômes tels que des troubles du comportement ou même des maladies. Ne pas les interpréter comme signes de souffrances mais comme élément du « hasard », est une manière de se mentir à soi-même et bien sûr de ne pas résoudre ses problèmes.
Mais toutes tentatives d’un individu de faire voir ou d’expliquer les névroses d’un autre sont vaines, car la compréhension de processus inconscients, autrement dit la prise de conscience d’un état malheureux, ne peut se faire que par soi-même. Et c’est alors cette découverte qui peut être la condition de l’arrêt d’une souffrance, donc la condition du bonheur comme réconciliation avec soi-même. Cependant, face à un psychisme qui maintient une sorte d’équilibre entre ce que la conscience ne peut supporter et l’apparition de symptômes plus ou moins gênants, seule la personne concernée peut décider et juger d’un changement.
Ainsi, chacun peut, non pas se tromper, mais s’illusionner en se croyant heureux, dans la mesure où son état, qu’il soit bon ou mauvais, est bien le fruit d’un désir. Et c’est pourquoi il ne suffit pas de voir son erreur pour la rectifier, encore faut-il vouloir la rectifier.
Conclusion
Ainsi lorsqu’on définit le bonheur comme un état d’esprit, il ne semble pas possible d’être en décalage avec soi-même, en se trompant sur la réalité de ce que l’on pense. Mais dès que l’on accorde au bonheur une réalité objective, relative aux circonstances extérieures (même si elles sont le fruit de sa propre action), alors il devient tout à fait possible de faire une erreur de jugement et de se croire heureux alors même qu’on n’a qu’une satisfaction provisoire. Se croire heureux, peut même être plus qu’une erreur de jugement et peut trouver son origine dans un désir profond, une illusion dont seul le protagoniste peut se faire juge.
Aussi vouloir faire le bonheur de l’autre, en essayant simplement de le détromper, se présente comme une tentative vaine, dont tout homme assistant au malheur d’un ami peut faire l’expérience. Pour aider celui qui se fait l’artisan de son propre malheur, il faut donc trouver autre chose qu’une explication rationnelle qui permet de corriger une erreur, comme on pourrait le faire en mathématiques, mais qui demeure insuffisante face à la puissance aveugle du désir humain…
Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.