France métropolitaine 2018 • Dissertation de la série S
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phiT_1806_07_02C
France métropolitaine • Juin 2018
dissertation • Série S
Le désir est-il la marque de notre imperfection ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
Le désir
Le désir est le sentiment lié à la représentation d’un manque, et qui tend à combler ce manque en visant la satisfaction ou le plaisir. On distingue ordinairement le besoin, par lequel notre corps nous appelle à survivre, du désir qui implique la conscience.
Est-il la marque
Si le désir est la marque de notre imperfection, cela signifie qu’il en est le signe, la preuve, ou qu’il en témoigne.
De notre imperfection
L’imperfection se définit par rapport à un modèle ou une norme donnée, et correspond au fait de connaître des limites, des manques, des défauts ou des failles par rapport à cette norme.
Dégager la problématique et construire un plan
La problématique
La question est de savoir si le fait de désirer est la preuve de notre insuffisance : certes, c’est l’idée d’un manque qui soutient le désir, mais faut-il en conclure que le désir est le signe de notre imperfection ? Quand nous désirons, nous avons l’idée qu’il nous manque une chose, mais s’agit-il d’une chose dont nous sommes privés, ou bien d’une chose que nous ne possédons pas encore et que notre désir nous pousse à conquérir ? Autrement dit, désirer, est-ce souffrir d’un manque et reconnaître notre incomplétude, ou bien au contraire vouloir s’améliorer ?
Le plan
Nous montrerons tout d’abord que le désir témoigne de notre imperfection : il naît d’une souffrance liée à l’idée d’une privation, or la perfection est plénitude. En ce sens, il est à la fois la preuve de notre insuffisance et ce qui nous livre à la souffrance.
Puis nous verrons que le désir ne saurait être la marque de notre imperfection mais plutôt la condition de notre perfectionnement.
Nous pourrons alors en conclure que le désir est ce par quoi nous nous accomplissons : s’il nous ouvre vers ce que nous ne sommes pas, s’il nous améliore, il est le signe même de notre puissance.
Éviter les erreurs
Attention à bien définir le terme d’imperfection : s’il semble à première vue avoir une valeur négative, il peut également être envisagé comme la condition d’un perfectionnement.
Corrigé
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
Le désir témoigne-t-il de notre insuffisance ? On pourrait penser que puisque nous ne désirons que ce qui nous manque, désirer trahit l’existence de ce manque et prouve ainsi notre imperfection. Pourtant, que vaudrait pour nous une vie sans désir ? Le désir est un sentiment durable fondé sur la représentation d’un manque, et qui tend à le faire disparaître. Distinct du besoin propre à la vie animale, il sort l’homme de la répétition en le projetant vers le possible. Le rapport du désir à sa satisfaction est cependant ambigu : ce que vise le désir, est-ce sa propre abolition dans le plaisir, ou peut-on dire qu’il y a du plaisir dans le fait même de désirer ? Dire qu’il est la marque de notre imperfection, c’est dire qu’il en est le signe ou la preuve. L’être imparfait est un être qui connaît des limites, des manques ou des défaillances, par rapport à un modèle ou à une norme donnée. La question est finalement de savoir de quelle nature est ce manque qui soutient le désir : désirons-nous ce dont nous sommes privés, ou bien ce qui nous permet de nous développer ? Et si notre désir nous pousse à conquérir ce que nous n’avons pas, pourquoi faudrait-il voir en lui le signe de notre impuissance ? Désirer, est-ce souffrir d’un manque et reconnaître notre incomplétude, ou bien au contraire vouloir s’améliorer ?
1. Le désir est la marque d’une imperfection
A. L’être parfait ne désire pas
Dans un premier temps, on pourrait penser que le désir est bien la preuve de notre imperfection dans la mesure où seul un être parfait, c’est-à-dire sans manques, sans limites, sans défauts, pourrait être sans désir : étant tout et ayant tout, il ne pourrait éprouver de manque ni tendre vers autre chose que lui-même. C’est ce que soutient Épicure dans la Lettre à Ménécée : si dieu correspond à l’idée de la perfection, on ne saurait lui attribuer ni volonté ni désir. Le désir, dit-il, est la tendance de l’âme qui va du besoin au plaisir : or, les dieux, étant parfaits du point de vue du corps (ils ne vieillissent pas) et de l’âme (ils ne souffrent pas), n’éprouvent ni besoin ni désir, et ne recherchent pas le plaisir puisqu’ils le possèdent.
B. Le désir est un trouble qu’il convient d’éradiquer
A contrario, nos existences humaines apparaissent au regard de cette norme comme des existences imparfaites, et nos désirs sont autant de signes de cette imperfection : d’une part, dit Épicure, parce que le désir est en soi un trouble, une souffrance – il nous agite et en cela nous éloigne de ce bonheur qu’il nomme ataraxie (absence de troubles). D’autre part, parce qu’en nous rapportant mal à nos désirs, en nous livrant aveuglément à des « désirs vides » qui ne connaissent pas de limite puisqu’ils ne sont pas naturels, et qui, par conséquent, ne s’aboliront dans aucune satisfaction, nous donnons prise à la démesure sur nous, et nous exposons de ce fait à la souffrance. S’il est possible d’apprendre à connaître nos désirs afin de les réguler, en ne cultivant en nous que les désirs issus de la nature et qu’il est facile de combler, il n’en reste pas moins que pour Épicure le but de nos désirs doit être de s’abolir dans leur satisfaction.
[Transition] Pourtant, que vaudrait une vie sans désir ? Si nous ne sommes parfaits ni du point de vue de nos corps (nous vieillissons, tombons malades) ni de celui de nos âmes (nous souffrons, sommes en proie aux passions), c’est que nous sommes des hommes : mais alors, n’avons-nous pas à vivre comme des hommes, en recherchant notre propre perfection ?
2. Le désir témoigne d’une capacité à se perfectionner
A. Désirer procure du plaisir
De fait, il n’est pas évident que le désir soit un trouble : si, quand je désire, la conscience du manque me tenaille, il semble insuffisant de concevoir le désir comme une simple privation à laquelle il serait bon de mettre fin, dans la mesure où le désir est aussi l’ardeur qui me pousse à vouloir combler ce manque. Au fond, le désir n’est la marque de notre imperfection que par rapport à une norme inhumaine : vivre comme un homme, comme le dit Calliclès dans le Gorgias de Platon, ce n’est ni vivre comme un dieu ni vivre comme une pierre. Réduire nos désirs aux seuls « désirs naturels » en faisant de la perfection divine notre modèle, comme le dit Épicure, ou les ramener à la mesure, comme le dit Socrate, n’est-ce pas faire de nos existences des existences inhumaines ? Le sage d’Épicure comme l’homme tempérant de Socrate ne se privent-ils pas du plaisir de désirer, et ce plaisir n’est-il pas la preuve qu’en désirant, je me perfectionne ?
B. Une vie sans désir est une vie incomplète
info
Rousseau définit la « perfectibilité » comme la « faculté de se perfectionner ; faculté qui […] réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie ».
Certes, dans le désir, je prends conscience de mes limites, mais pour les dépasser et tendre vers une perfection qui est la mienne et non celle d’un dieu ou d’une pierre. C’est encore ce que souligne Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes : ce qui fait de nous des hommes, c’est la conscience de nos limites et notre aptitude à les repousser sans cesse. La « perfectibilité » humaine témoigne à la fois du fait que nous ne sommes pas parfaits et du fait que nos défauts, nos défaillances sont aussi ce sans quoi il n’y a pas de progrès possible pour nous, qu’ils soient de l’ordre de la morale, de la technique, ou encore de la politique.
[Transition] Mais alors, si le désir témoigne à la fois de nos imperfections et de notre capacité à les corriger, n’est-il pas avant tout le signe de notre puissance ?
3. Désirer est le signe de notre puissance
A. Désirer, c’est vouloir s’accroître
info
D’étymologie latine, le désir viendrait de desiderare, « regretter l’astre perdu, en déplorer l’absence », ou de desidere, « ne plus être fasciné par l’astre ». Ainsi, désirer c’est vouloir retrouver ce dont nous sommes privés ou bien chercher à conquérir ce que nous n’avons pas encore.
Il convient de s’interroger sur cette définition du désir selon laquelle il naît et se nourrit du manque : mais ce manque est-il de l’ordre d’une privation, ou est-il ce qui n’est pas encore à notre portée ? En définissant, dans l’Éthique, le désir comme « l’essence de l’homme », Spinoza insiste sur la positivité du désir, par lequel nous trouvons le moyen d’augmenter notre puissance d’agir. De fait, le désir ne naît pas d’un manque mais crée le manque en se dirigeant vers un objet qu’il juge désirable.
Nous sommes, dit-il, des conatus, c’est-à-dire des êtres qui, à travers ce qu’ils font ou pensent, ne visent jamais rien d’autre que la conservation et l’augmentation de la puissance de leur corps et de leur esprit. Il n’y a donc rien à craindre ou à déplorer s’agissant de nos désirs, puisqu’ils constituent notre étoffe, et ce par quoi nous visons à être plus. En somme, s’ils sont la marque de quelque chose, ce n’est pas de notre imperfection mais de notre humanité.
B. Le désir est notre puissance
Que le désir soit notre puissance plutôt que la marque de notre insuffisance, c’est également ce qui apparaît dans la conception platonicienne du désir amoureux. « Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce qu’est la philosophie ; ne saura jamais ce qu’est penser », dit Socrate dans La République. C’est que la beauté du corps particulier qui fait naître mon désir est en réalité un éclat de l’Idée de la beauté que nous avons entrevue autrefois : l’amour est l’occasion de se tourner vers les Idées. Ainsi, le désir amoureux n’est pas tant la marque de notre imperfection ou du manque que l’effort de perfection que fait l’amoureux tourné, par son amour, d’abord vers l’Idée du Beau (la seule qui soit perceptible ici-bas), et, de là, vers les autres Idées. Le désir amoureux est la puissance qui nous projette vers la Vérité, et nous aide à nous accomplir. En ce sens, le désir amoureux est ce sans quoi nous ne pouvons nous améliorer, c’est-à-dire tendre vers notre propre perfection.
Conclusion
Ainsi, si le désir peut bien être la marque de l’homme, dont l’existence est soumise à des limites, traversée d’accidents et d’erreurs, il ne saurait être la marque de notre imperfection, dans la mesure où par lui seul nous affrontons ces limites et nous développons. Si le désir est le moyen de viser notre propre perfection, et non la perfection d’un modèle ou d’une norme extérieure à nous, alors, il nous marque moins du sceau de l’imperfection qu’il ne témoigne de notre puissance.