France métropolitaine 2016 • Dissertation de série L
phiT_1606_07_01C
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France métropolitaine • Juin 2016
dissertation • Série L
Le désir est-il par nature illimité ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
Le désir
Le désir est le sentiment né de la représentation d’un manque (j’ai l’idée d’un manque, alors que le besoin naît d’un manque qui ne doit rien à ma représentation), qui persiste donc dans le temps − contrairement à l’envie, volonté passagère − parce qu’il est appuyé sur cette représentation qui le fait persister en l’absence de l’objet de désir.
Ce sentiment vise la satisfaction ou le plaisir.
Par nature
« Par nature » signifie « par essence », « par définition ». La question porte sur ce qu’est le désir en soi, indépendamment de ce que nous pouvons en faire.
Illimité
« Illimité » signifie « sans limite », « sans fond ».
Le désir illimité peut désigner le désir qui ne s’arrête pas, qui ne s’épuise pas dans la satisfaction d’un désir particulier : un désir satisfait n’interromprait pas le désir mais nous relancerait vers un autre objet de désir.
Le désir illimité peut également désigner un désir excessif, qui nous porte à la démesure.
Dégager la problématique et construire un plan
La problématique
Le problème est de savoir si le désir est par définition illimité, ou s’il est rendu illimité par une chose extérieure à lui.
Car si le désir tend à la satisfaction, au plaisir, encore faudrait-il savoir en quoi consiste cette satisfaction : faut-il penser que le désir tend vers sa propre disparition (plaisir lié à la disparition du manque et à l’obtention de l’objet) ou vers sa renaissance permanente (plaisir lié au fait de désirer) ? Y a-t-il, dans la définition du désir, quelque chose qui le rende inépuisable, impossible à assouvir, ou bien ne rencontrons-nous le désir illimité que parce que nous n’en voyons pas la limite naturelle ? En ce sens, est-ce le désir qui est sans limite, ou le désir n’est-il sans limite qu’en raison de notre incapacité à le réguler ?
Le plan
Dans un premier temps, nous verrons que c’est nous qui rendons nos désirs illimités.
Dans un deuxième temps, nous verrons que l’illimitation est une caractéristique du désir.
Enfin, nous verrons que si le désir est sans limites, c’est parce qu’il correspond à notre essence.
Éviter les erreurs
Toute l’ambiguïté du sujet réside dans l’expression « par nature », qu’il faut interpréter.
Corrigé
Corrigé
Les titres en couleur servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
Il s’agit ici de se demander si le désir est par définition sans limite ou s’il est rendu insatiable par une chose extérieure à lui. A priori, on aurait tendance à penser que tout désir s’arrête quand il est satisfait : il serait donc limité par définition. Mais si chaque désir particulier est ainsi défini par cette limite que serait sa satisfaction, est-ce le cas pour le désir en soi ? Le désir est le sentiment né de la représentation d’un manque et qui me pousse à le combler. S’interroger sur ce qu’il est « par nature », c’est se demander ce qu’il est en soi, par essence, indépendamment de ses accidents. Qu’il soit « illimité », enfin, peut signifier qu’il ne s’épuise pas, ou encore qu’il est excessif, démesuré. Car si le désir tend à la satisfaction, encore faudrait-il savoir en quoi elle consiste : faut-il penser que le désir tend vers sa propre mort (plaisir lié à la disparition du manque) ou vers sa renaissance permanente (plaisir lié au fait de désirer) ? Y a-t-il, dans la définition du désir, quelque chose qui le rende inépuisable, impossible à assouvir, ou bien ne rencontrons-nous le désir illimité que parce que nous n’en voyons pas la limite naturelle ? En ce sens, est-ce le désir qui est sans limite, ou est-ce nous qui le rendons sans limites ?
1. Le désir n’est pas par nature illimité
A. Le désir nous est donné par la nature pour nous satisfaire
Dans un premier temps, on pourrait penser que le désir n’est pas illimité par nature, mais qu’il ne le devient que si nous n’en respectons pas la limite naturelle. En effet, comment se pourrait-il que le désir soit illimité par nature, dès lors que nous sommes capables d’éprouver en nous le terme d’un désir sous la forme d’une satisfaction ? C’est précisément ce qu’indique Épicure dans la Lettre à Ménécée, en définissant le désir comme ce mouvement de l’âme qui nous projette d’un besoin vers un plaisir. Autrement dit, le désir n’est pas ce processus sans début ni fin dont le but serait de se déployer, mais un simple intermédiaire visant son abolition dans la satisfaction.
B. Les désirs illimités sont des désirs artificiels
Ainsi, si le désir peut nous apparaître sans limite, c’est seulement en vertu de l’ignorance dans laquelle nous sommes concernant nos désirs. Connaître nos désirs, c’est distinguer ceux qui, parmi eux, sont « naturels et nécessaires », ou « seulement naturels », c’est-à-dire les désirs qui nous sont donnés par la nature, et que celle-ci, qui est bien faite, nous a donné les moyens de satisfaire facilement. Ces désirs naturels sont reconnaissables à ce que, précisément, ils peuvent être satisfaits et rencontrent une limite qui prend pour nous la forme d’un plaisir. Le désir de manger, par exemple, est naturel en ce qu’il est facile de le satisfaire, et en ce qu’une fois satisfait, notre nature nous donne à percevoir la limite sous la forme de la satiété.
En revanche, le désir illimité, ou « désir vide », est précisément celui que j’éprouve dès lors que j’ai dépassé la limite naturelle, et tourné le dos à ma propre nature – en continuant de manger, par exemple, ce qui m’ouvre à l’excès, puisque la nature ne me donnera plus le signal d’arrêter : c’est ainsi que je me détourne du plaisir, et que ce désir cesse d’être naturel, et bon pour moi. Ainsi, le désir vide, qu’il soit désir à l’origine naturel mais dévié de sa fin (tel que la gourmandise) parce que je n’en ai pas respecté la limite, ou désir vide en lui-même (le désir d’immortalité, par exemple, désir qui n’est pas même un désir naturel à l’origine puisqu’aucune limite ne lui est attachée), me voue au malheur : c’est un faux désir produit par des opinions fausses, et porteur d’excès et de souffrance.
Ainsi, nos seuls vrais désirs, dit Épicure, sont ceux que la nature nous a donnés, en y joignant la facilité à les satisfaire et le plaisir correspondant à la limite à laquelle il s’éteint. Les désirs illimités, eux, sont artificiels et vains.
[Transition] Pourtant, cette définition du désir ne va pas de soi : ne s’agit-il pas de réduire le désir à un ensemble de besoins qui visent avant tout la conservation de notre vie ? L’illimitation n’est-elle pas une caractéristique du désir, qui nous projette toujours au-delà de nous-même pour nous porter à nous déployer ?
2. Le désir est illimité par nature
A. Si chaque désir particulier peut s’achever, le désir, lui, est inépuisable
Info
L’image du tonneau percé fait écho au supplice des Danaïdes, figures de la mythologie grecque condamnées, pour avoir tué leurs époux, à remplir aux Enfers un tonneau qui se vide sans cesse.
Dans un deuxième temps, on peut dire que l’illimitation est une caractéristique essentielle du désir, dans la mesure où, si chaque désir tend à s’épuiser dans sa satisfaction, le désir, lui, n’a pas de limite. C’est là le point d’accord entre Socrate et Calliclès, dans le dialogue mis en scène par Platon dans le Gorgias : l’image du tonneau percé, sur laquelle s’appuie Socrate pour convaincre Calliclès de l’absurdité d’une vie consacrée à l’assouvissement du désir, est celle du désir qui, à mesure qu’il se satisfait, se relance vers de nouveaux objets, et n’est donc jamais satisfait.
Ainsi, si un désir particulier peut être défini par une limite − il cesse quand j’ai comblé le manque −, le désir en soi ne cesse pas une fois atteinte la satisfaction d’un désir particulier. À ce caractère inépuisable et déréglé du désir, qui peut imprimer son dérèglement à nos vies, l’homme sage doit, dit Socrate, opposer sa tempérance, en s’efforçant de fermer lui-même le tonneau, c’est-à-dire en s’exerçant à jouir de ce qu’il possède déjà.
B. Le désir est tendu entre le dénuement et l’abondance
Mais d’où vient cette illimitation essentielle du désir ? Dans Le Banquet, Socrate, pour élucider la question de l’essence du désir amoureux, évoque le mythe de la naissance d’Éros tel qu’il lui a été raconté par Diotime. Éros, dit Diotime, est fils de Pénia – la pauvreté, le dénuement – et de Poros – la ressource – : le désir est ainsi par essence tendu entre le dénuement et l’abondance. « Mais dans la même journée, écrit Platon, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt […]. Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence ». Autrement dit, le désir est par nature illimité parce qu’il est cette tension, ce mouvement sans fin et sans terme possible qui a pour origine un manque.
[Transition] Mais alors, si l’illimitation appartient à la nature du désir, pourquoi nous faudrait-il ramener le désir à la limite que pourrait être la réalité ? Est-il possible d’opposer la nature du désir à notre propre nature ?
3. Le désir est sans limite parce qu’il correspond à notre essence
A. Le désir est illimité parce qu’il repousse nos propres limites
Info
Que le désir épouse le mouvement de la vie, c’est ce qu’oppose Calliclès à Socrate, quand celui-ci s’efforce de ramener le désir à cette limite que serait la satisfaction : mais c’est là vivre « comme une pierre », dit Calliclès.
Enfin, on peut dire que si le désir est par nature illimité, c’est parce qu’il correspond à notre essence. Aussi l’illimitation du désir n’est-elle pas à craindre, en ce qu’elle ne résulte pas d’une erreur que nous ferions au sujet du désir. Au contraire, le désir est illimité parce qu’il correspond à l’expression de notre « conatus », dit Spinoza, à savoir l’essence humaine, définie comme un effort qui tend à l’affirmation de soi, c’est-à-dire à la conservation et au développement de notre puissance de penser et d’agir.
Dire que nos désirs ne sont illimités que lorsqu’ils sont de faux désirs, ou que ces désirs illimités sont des formes perverties et dangereuses du désir, c’est finalement méconnaître à la fois le désir et notre rapport à lui.
B. Le désir est notre essence, et notre essence est de ne pas être défini
En effet, selon Spinoza, l’essence humaine est une impulsion consciente de la conservation de soi-même et de sa puissance. Si le désir est l’essence de l’homme (« Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose »), cette impulsion peut nous porter vers nos buts comme elle peut s’avérer, par erreur, destructrice : mais alors, ce qui est en cause n’est pas le désir lui-même mais notre incapacité à nous en former une connaissance claire. En d’autres termes, on peut dire que le désir est sans limite parce que nous sommes définis par cette volonté consciente ou inconsciente de nous développer, et pas seulement de nous conserver, du point de vue de notre corps et de notre esprit.
Conclusion
En définitive, on peut dire qu’il appartient bien au désir d’être sans limite. En ce qu’il nous porte au-delà de nous et du réel, le désir est bien illimité par essence, et, en cela, correspond à ce que nous sommes profondément. Que cette illimitation soit de l’ordre d’un excès, d’une souffrance ou d’un plaisir ne change rien au fait que le désir soit par nature sans fin et corresponde de ce fait à notre propre nature.