Dissertation
Peut-on avoir peur de la liberté ?
Définir les termes du sujet
Peut-on
« Peut-on » signifie ici « est-il possible » : la question porte sur la compatibilité de la peur et de la liberté.
Peur
Dans l’Éthique, Spinoza la définit comme une « tristesse inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée dont l’issue nous paraît dans une certaine mesure douteuse ». Passion ancrée dans l’incertitude, elle naît du caractère imprévisible de l’avenir.
Liberté
On pense parfois qu’être libre, c’est ne rencontrer aucun obstacle à sa volonté : mais en quoi suis-je libre si je suis poussé par mon désir ?
La liberté désigne en réalité la capacité d’agir et de penser par soi-même, sans que cette action ou cette pensée résulte d’une cause extérieure à notre volonté. En ce sens, elle correspond à l’autonomie (du grec auto, soi-même, et nomos, la loi).
Avant d’être conçue comme une propriété de l’esprit, la liberté a un sens politique : étymologiquement, elle est dérivée du latin liber, qui désigne, dans l’Antiquité, le statut de l’homme libre, à savoir le citoyen.
Dégager la problématique
Construire un plan
Corrigé
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Introduction
[Reformulation du sujet] Il s’agit ici de s’interroger sur la compatibilité de la peur et de la liberté. A priori, la liberté nous apparaît désirable : mais comment expliquer, alors, que les phénomènes de domination et de soumission soient si fréquents ? [Définition des termes du sujet] La peur est un sentiment lié à une incertitude concernant l’avenir, elle est donc liée à notre ignorance, à notre impuissance à déterminer si la chose qui nous fait face va nous nuire. La liberté peut s’entendre en un sens psychologique : elle désigne un pouvoir d’agir et de penser par soi-même, c’est-à-dire sans que cette action ou que cette pensée résulte d’une cause extérieure à notre volonté. La liberté peut aussi s’entendre en un sens politique : liber, en latin, désigne en effet, dans l’Antiquité, le statut de l’homme libre, à savoir le citoyen. [Problématique] Mais comment serait-il possible de fuir sa liberté, ou d’y renoncer volontairement ? Qu’est-ce qui, en elle, pourrait faire peur ? La liberté est-elle nécessairement un objet de désir, ou bien y a-t-il des raisons de vouloir se soumettre ? [Annonce du plan] Nous verrons tout d’abord que la liberté est l’objet d’un désir. Mais n’implique-t-elle pas un effort, et le poids de la responsabilité ? Enfin, nous verrons que l’exercice de la liberté exige du courage.
1. Il est impossible d’avoir peur de la liberté
A. La liberté est désirable
Dans un premier temps, on peut penser que la liberté, loin d’être effrayante, est désirable, et qu’en ce sens la peur et la liberté sont incompatibles. En effet, il semble que la liberté soit l’objet d’un désir universel et qu’on tende à fuir, au contraire, l’aliénation, la soumission, comme tout ce qui pourrait venir lui faire obstacle. Qui se plaindrait d’être trop libre ?
Si l’on suit la définition que propose Spinoza, selon laquelle « la crainte est une tristesse inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée dont l’issue nous paraît dans une certaine mesure douteuse », il semble difficile de penser que la liberté puisse provoquer en nous cette passion triste qui nous porterait à la fuir et donc à vouloir nous soumettre.
B. Il est impossible de craindre ce pour quoi nous sommes faits
Renoncer à la liberté, faire le choix de la soumission, semble en effet inconcevable, dès lors que nous sommes faits pour être libres. C’est ce qu’indique Kant, en définissant la liberté comme une autonomie : si l’homme est fait pour la liberté, c’est en vertu de sa nature d’être raisonnable. La raison est pour Kant cette faculté par laquelle nous sommes capables de nous affranchir de toute détermination étrangère, pour trouver par nous-mêmes nos propres principes d’action. Cette faculté étant proprement humaine, on peut dire que l’homme est fait pour être libre.
En ce sens, avoir peur de la liberté reviendrait à avoir peur d’être un homme, avoir peur de se réaliser. La peur étant liée à un objet que l’on perçoit comme étranger à nous, obscur, et par là menaçant, comment serait-il possible d’avoir peur d’une liberté que l’on conquiert en développant ce qui nous est le plus propre, à savoir notre raison ?
[Transition] Pourtant, la liberté n’apparaît pas comme un don, mais suppose un effort, à la fois pour se libérer de ce qui peut lui faire obstacle et pour se développer : et n’est-il pas possible de reculer face à cet effort ?
2. Il est possible d’avoir peur de la liberté
A. Être libre, c’est renoncer au confort de l’obéissance
Dans un second temps, il est nécessaire de s’interroger sur ce qu’implique le fait d’être libre. Au fond, si la peur de la liberté semble de prime abord injustifiable, on peut pourtant s’interroger sur les raisons qui poussent tant d’hommes à se soumettre : renoncent-ils à la liberté par la force, ou bien en vertu d’un calcul d’intérêt né d’une peur face à elle ? C’est précisément cette peur qu’examine Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? en montrant que si nous avons tous la capacité de nous affranchir de nos tutelles, de fait, la « paresse et la lâcheté » peuvent nous incliner à renoncer à l’exercice de notre liberté, exercice toujours périlleux, pour préférer le confort de l’obéissance.
Il est ainsi possible d’avoir peur de se libérer, dans la mesure où être libre c’est aussi endosser la responsabilité de ses erreurs et de ses échecs, ce que ne manquent pas de souligner les « tuteurs » qui nous maintiennent, par l’entretien de cette peur, dans notre « minorité ».
B. Être libre, c’est devenir responsable
C’est précisément cette dimension dangereuse de la liberté qu’examine Nietzsche dans la Généalogie de la morale, en affirmant que la fiction du libre arbitre est née de la volonté de punir les hommes afin de les gouverner. En effet, non seulement il est possible d’avoir peur d’être libre, mais, dit Nietzsche, l’invention de la liberté définie comme libre arbitre, c’est-à-dire comme capacité psychologique à faire des choix, s’explique par une volonté de rendre les hommes responsables de leurs actes et donc susceptibles d’être punis.
Être responsable, c’est être tenu pour l’auteur de ses actes, et donc être à même d’en répondre devant les autres : ce serait ainsi pour pouvoir punir les hommes que l’on aurait inventé cette idée étrange selon laquelle nous serions dotés d’un libre arbitre, alors même que tout, dans la nature, nous porte à douter de l’existence de libres choix.
[Transition] Mais s’il est possible d’avoir peur d’être libre, si l’on peut nous pousser à avoir peur de notre liberté, ou si la liberté définie comme libre arbitre est une fiction destinée à effrayer les hommes, ceci implique-t-il pourtant que l’on doive la fuir ?
3. La liberté fait peur et nécessite du courage
A. La liberté ouvre sur l’inconnu
Enfin, il semble qu’il ne soit pas seulement possible, mais nécessaire d’avoir peur de la liberté. Si la liberté s’oppose au mécanisme comme à la nécessité ou au déterminisme, alors elle nous ouvre de fait sur de l’inconnu, sur de l’imprévisible, et apparaît en ce sens nécessairement effrayante, puisque la peur naît de l’incertitude ou de l’impossibilité de prévoir une chose. Cependant, face à la peur, différentes attitudes sont possibles : si le lâche fuit, le courageux affronte et surmonte sa peur. Aussi la peur de la liberté n’implique-t-elle pas nécessairement qu’on doive renoncer à elle.
B. La liberté implique qu’on s’arrache au seul souci de survivre
Que l’exercice de la liberté soit risqué et nécessite du courage, c’est en particulier ce que montre Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne. Pour les Grecs de l’Antiquité, explique-t-elle, la liberté correspond au statut de l’homme libre, qui se consacre au domaine des affaires politiques, domaine de l’action, compris comme ce qui s’oppose au domaine de la répétition et de la cyclicité propre à la vie biologique.
Or, l’exercice de la liberté, c’est-à-dire le fait de s’engager dans l’action, exige du courage, à savoir l’aptitude à affronter sa peur. « Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais la liberté qui est en jeu », explique Hannah Arendt. Autrement dit, le courage, attitude qui consiste à s’arracher au souci exclusif de la vie biologique sans pour autant mépriser cette dernière, est nécessaire pour exercer sa liberté.
Conclusion
En définitive, on peut dire que non seulement la liberté peut faire peur, mais qu’elle implique nécessairement de la peur en ce qu’elle nous expose à l’effort, au risque de l’échec, à la responsabilité, et nous ouvre sur l’inconnu et l’imprévisible. Pour autant, cela n’implique pas qu’il faille fuir la liberté et se réfugier dans la soumission à l’autorité ou dans l’asservissement : au contraire, exercer sa liberté suppose du courage, compris comme aptitude à affronter sa peur pour vivre d’une vie proprement humaine, c’est-à-dire libre.