Dissertation
Peut-on être libre sans s’imposer une discipline ?
Définir les termes du sujet
Peut-on… sans…
Le sujet présuppose une compatibilité de la liberté et de la discipline : la question est plus précisément de savoir si le fait de s’imposer une discipline est nécessaire à la liberté.
Être libre
La liberté peut se définir au sens psychologique comme un pouvoir intérieur de se déterminer par soi-même, indépendamment de toute contrainte. On distingue cependant le libre arbitre, simple capacité à faire des choix sans y être contraint, de l’autonomie, du grec auto (soi-même) et nomos (la loi), comprise comme le pouvoir de déterminer par soi-même ses propres règles d’action.
Mais la liberté se définit à l’origine en un sens politique : liber, en latin, désigne le statut de l’homme libre, c’est-à-dire du citoyen, défini par son pouvoir de participer à l’élaboration des lois.
S’imposer une discipline
La discipline désigne à la fois une règle de conduite et l’obéissance à cette règle. Elle se définit comme un ordre construit contre le désordre de la spontanéité, des pulsions, des passions. S’imposer une discipline renvoie donc à l’idée d’un travail sur soi, d’un effort visant à mettre en ordre et à maîtriser une spontanéité naturelle.
Dégager la problématique
Construire un plan
Corrigé
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Introduction
[Reformulation du sujet] Est-il possible de penser la liberté comme pur désordre ou spontanéité ? A priori, on pourrait penser qu’être libre, c’est précisément échapper à toute règle et à toute mesure : pourtant, n’est-ce pas se soumettre alors aux diverses passions qui nous agitent ? [Définition des termes du sujet] La liberté, du latin liber qui désigne le statut de l’homme libre, c’est-à-dire du citoyen, se définit en un sens politique mais aussi psychologique : elle correspond au pouvoir intérieur de se déterminer par soi-même, indépendamment de toute contrainte. La discipline désigne à la fois une règle de conduite et l’obéissance à cette règle. S’imposer une discipline renvoie donc à l’idée d’un travail sur soi, d’un effort visant à mettre en ordre et à maîtriser une spontanéité naturelle. [Problématique] La question est de savoir s’il est seulement possible d’être libre en s’abandonnant à nos penchants. Peut-on être maître de soi en se soumettant au désordre de nos pulsions, ou faut-il au contraire leur imposer un ordre ? En ce sens, la discipline est-elle l’obstacle ou la condition même de notre liberté ?
1. On peut être libre en dehors de toute discipline
A. La liberté est une spontanéité
Dans un premier temps, on pourrait penser qu’il est possible d’être libre en dehors de toute discipline : comment penser la discipline comme une condition de la liberté dès lors que la discipline désigne un ordre, des règles, et l’obéissance à des règles qui semblent aller à rebours de notre spontanéité ? Si s’imposer une discipline signifie se conformer à des règles et obéir à ces règles, alors cela semble faire obstacle à notre créativité, en inscrivant nos actions dans une répétition.
Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt définit ainsi la liberté comme un pouvoir d’agir, c’est-à-dire d’introduire une rupture dans l’ordre d’une succession : l’homme est un « commenceur », dit-elle, en ce qu’il est capable d’échapper à la mécanique d’une causalité ou d’une discipline, par la création de nouvelles actions dans le domaine de la vie individuelle comme dans le champ politique. L’être discipliné, en ce sens, n’est-il pas avant tout l’animal, rivé à la répétition de ses actions par les impératifs de sa vie biologique ?
B. Être libre, c’est épouser le désordre de la vie
Pourtant, agir spontanément, est-ce nécessairement agir en dehors de toute règle que l’on s’imposerait à soi-même ? L’action créatrice n’exige-t-elle pas un effort pour se détacher de la vie répétitive propre à l’animal, et en ce sens une discipline de soi ? Mais que serait alors la vie indisciplinée ? Vivre sans discipline pourrait signifier exercer notre puissance sans souci de l’ordre et de la mesure : la liberté consisterait en un abandon, un relâchement par lequel nous laisserions libre cours à nos désirs et passions.
Le désordre n’est-il pas le mouvement même de la vie ? C’est ce que soutient Calliclès dans le Gorgias de Platon : mener une vie tempérante, se soucier de l’ordre et de la mesure, c’est, dit-il, « vivre comme une pierre ». Autrement dit, bien vivre, c’est s’affranchir de tout cadre prédéterminé et déployer librement sa puissance.
[Transition] Pourtant, que vaut cette liberté sans mesure et sans règles ? Une liberté pensée comme absence d’obligation et de règles ne nous expose-t-elle pas en réalité à de la contrainte ?
2. L’absence de discipline ruine la liberté
A. L’absence de mesure nous fait souffrir
Il est en effet nécessaire d’envisager les conséquences d’une telle définition de la liberté : si être libre c’est se détacher de tout souci d’ordre et de mesure, si la liberté est licence, c’est-à-dire pouvoir de faire ce que nous voulons, nous devons alors nous représenter la vie libre comme une vie en proie aux passions. Or, comment l’homme, esclave de ses passions et éternellement insatisfait, pourrait-il être dit libre ?
Dans le Gorgias, Socrate, qui s’adresse à Calliclès, oppose la souffrance de cette « vie déréglée » à la « vie d’ordre » en illustrant chacune de ces situations par une image. D’un côté, un homme possède des tonneaux remplis de nourriture : il est « l’homme tempérant » qui combat l’illimitation du désir. De l’autre, un homme n’a que des tonneaux fêlés car il refuse toute discipline et ne soucie pas de lui-même : soumis à ses passions, il est voué à souffrir à cause de ses excès.
B. L’homme sans discipline est un homme soumis
La vie sans discipline nous apparaît alors comme la vie apparemment facile mais essentiellement souffrante de l’homme irréfléchi qui, fuyant l’ordre et les limites de la réalité, se trouve ballotté au gré de ses passions ou du hasard. « Ces hommes, dit Sénèque dans la Lettre à Lucilius, qui s’élancent de projets en projets ou qui même, sans élan spontané, s’y laissent pousser comme par le hasard, comment auraient-ils un sort fixe et durable, eux, flottants et mobiles ? Peu de gens, soit au-dehors soit au-dedans d’eux-mêmes, s’ordonnent selon les plans de la raison : la multitude, comme ces objets qui suivent le courant des fleuves, ne marche pas, mais est entraînée. » De fait, comment croire que ces hommes affairés, si peu maîtres d’eux-mêmes, vivent en hommes libres ?
[Transition] Si la liberté suppose l’affranchissement vis-à-vis d’une discipline imposée de l’extérieur, elle ne peut pas pour autant être pensée en dehors de toute règle. Dès lors, c’est en soi qu’il faudrait trouver une forme de discipline.
3. Être libre suppose une discipline de soi
A. Seul l’homme maître de lui-même est libre
Il apparaît alors que la liberté n’est pas seulement compatible avec la discipline de soi, mais se trouve conditionnée par l’effort que nous faisons pour nous soucier de nous-mêmes. En ce sens, la vraie liberté n’est pas licence mais autonomie (du grec, auto, soi-même, et nomos, la loi). Mais comment se donner à soi-même ses propres règles d’action ? Comment résister au flux des passions qui s’offrent à nous ?
Pour les stoïciens, notre liberté consiste d’abord en un pouvoir d’agir sur nos désirs : la raison particulière à l’âme humaine consiste en effet dans l’« assentiment » qui se trouve, disent-ils, entre nos représentations et ce qu’ils appellent la « tendance ». L’âme doit donner son assentiment, son accord, pour que la tendance liée à une certaine représentation se réalise, sans quoi nous ne pouvons pas agir. Autrement dit, nous avons toujours le choix de former en nous une passion : il est possible d’agir sur notre jugement, pour ne plus être exposé à une souffrance qui n’est pas naturelle, puisqu’elle est liée à une adhésion immédiate et irréfléchie à une impression venue du dehors. Le stoïcisme, en ce sens, correspond à une éthique de l’autonomie rationnelle : le souverain bien repose sur un accord avec soi-même rendu possible par le contrôle de l’âme par la raison.
B. L’homme libre se soucie de lui-même
La liberté n’est donc pas ce qui doit se plier à la discipline, mais au contraire ce à quoi nous ne pouvons accéder que par une discipline permanente visant à nous rendre maître de nous-mêmes. Devenir libre suppose avant tout un effort sur soi, effort qui s’oppose au laisser-aller de celui qui s’asservit à son ignorance et à ses passions. C’est en ce sens qu’il faut entendre la formule « Connais-toi toi-même », précepte delphique réinvesti par Socrate : la connaissance de soi est étroitement liée, pour Socrate, au fait de se soucier de soi, c’est-à-dire de se préoccuper de son âme, de ne pas la livrer aux errances des désirs et des vices.
La liberté s’obtient ainsi au prix de cette conversion à soi qui nécessite la rigueur et la force d’âme de celui qui a su prendre sa mesure, afin de s’améliorer. Comme le rappelle Michel Foucault dans L’Herméneutique du sujet, le souci de soi, loin de désigner une simple attitude de conscience, est pensé par l’Antiquité grecque comme un exercice permanent, « une occupation réglée, un travail avec ses procédés et ses objectifs », par lequel l’âme se ressaisit en sortant de l’éparpillement propre à la vie affairée.
Conclusion
Ainsi, une liberté sans discipline est difficilement pensable, dans la mesure où la vie indisciplinée ne saurait apparaître comme une bonne vie : c’est tout l’enjeu de la philosophie morale que de répondre à la question : « Que faire ? ». Or, répondre à cette question passe non seulement par la mesure de ce qu’il nous est possible de faire, mais aussi par l’effort sans cesse renouvelé pour trouver en soi de quoi régler nos actions afin de résister, en se formant soi-même, à ce qui nous éloigne de nous.