Dissertation
Puis-je savoir qui je suis ?
Définir les termes du sujet
Puis-je
Cette formule interroge à la fois la possibilité matérielle et les capacités du sujet : en a-t-il les moyens ? Mais la tournure interrogative sous-entend que ce n’est pas évident : quels sont les obstacles et les difficultés à une telle connaissance ? Il est intéressant de distinguer trois degrés de difficulté : je peux immédiatement le savoir ; je peux le savoir progressivement ; je ne peux pas du tout le savoir.
Savoir
Que signifie « savoir » qui je suis ? Est-ce une intuition, une perception, un raisonnement, ou une connaissance détaillée de la totalité du moi ?
Qui je suis
De quel « je » s’agit-il ? « Qui je suis » renvoie-t-il au moi apparent, à mon apparence physique ? Ou à ma personnalité profonde ? Ou à ce qui fait mon identité, mon « âme » ?
Dégager la problématique
Les enjeux de la question sont de trois ordres : épistémologique (qui est la condition de mes connaissances ?), moral (suis-je responsable de mes pensées et de mes actes ?) et métaphysique (l’unité et l’identité du moi, ainsi que la possibilité d’un sujet conscient et maître de lui).
Construire un plan
Corrigé
Introduction
[Reformulation du sujet] La question semble saugrenue, voire provocatrice, tant il est évident que chacun sait qui il est, sauf peut-être les fous et les nourrissons. Pourtant, savoir qui l’on est ne peut se réduire à un nom, une date de naissance et des papiers d’identité. Et si l’on approfondit ce qu’on entend par « je » et par « savoir », la réponse ne va plus tellement de soi. [Définition des termes du sujet] « Je est un autre », disait Rimbaud, et il est vrai que le moi peut être changeant, à multiples facettes, apparent ou caché, et que je peux me demander parfois qui je suis vraiment, au-delà des apparences. Savoir qui je suis va bien plus loin que la simple déclinaison de mon identité. Savoir qui je suis, c’est me demander comment se construit mon identité, si elle est une ou multiple, ce que j’ai en commun avec l’enfant que j’ai été et le vieillard que je serai, ce qu’il y a de commun entre ma vie privée et mon personnage public et professionnel ; c’est enfin interpréter les profondeurs cachées du moi, mes rêves et mes désirs, mes obsessions, mes traumatismes et mes actes manqués, bref, mon je inconscient. [Problématique] L’unité du moi est ici en question : à première vue, il s’agit de savoir si je peux me connaître, et si oui par quels moyens, ou si des obstacles m’en empêchent. Plus profondément, on demande si ce je existe vraiment, si cet objet que je prétends connaître a une consistance, s’il est un objet accessible ou une simple illusion. [Annonce du plan] Cela engage non seulement les conditions de possibilité de nos connaissances, leurs limites, mais plus largement la connaissance et même l’existence d’un sujet conscient et maître de lui-même.
1. Je peux savoir qui je suis : ma conscience est transparente et fiable
A. La société assure mon identité vérifiable
Les supports objectifs donnés par l’état civil, les papiers d’identité, le témoignage de la famille constituent autant d’éléments qui permettent à un amnésique de retrouver qui il est.
Les institutions m’aident à savoir qui je suis comme citoyen, propriétaire, père/mère ou chômeur. Car je ne suis pas isolé sur une île, mais intégré à une société qui, dès l’enfance, me fait savoir quelle place j’occupe et qui je suis, à travers différents statuts.
B. Sauf amnésie, ma mémoire conserve l’unité de ma vie
Les photos d’enfance, les souvenirs de famille, les petites anecdotes et les grands événements aident ma mémoire à tisser le lien entre les âges de ma vie, faisant de moi la même personne de la naissance à la mort.
C. Plus profondément, l’introspection me fait savoir qui je suis
Je peux faire honnêtement un examen de conscience, explorer mes désirs cachés, mes secrets, mes regrets et mes remords, mes projets inavoués. Je sais mieux que quiconque quelle est ma personnalité profonde derrière les apparences sociales.
[Transition] Mais attention : l’introspection n’est pas gage d’objectivité. Je peux me faire des illusions sur moi, voire me mentir sur ce que je suis. Car la conscience n’est pas aussi transparente à elle-même que le cogito cartésien. Le moi, bien qu’il soit l’objet le plus intime, ou parce qu’il l’est justement, est sans doute ce qui est le plus difficile à connaître.
2. Les illusions et les profondeurs cachées de ma personnalité m’échappent
A. Ma mémoire est souvent défaillante ou reconstituée
Je crois avoir une vie cohérente et être une personnalité logique, mais la mémoire est souvent trafiquée, arrangée, interprétée pour fabriquer artificiellement une cohérence. Ainsi, la mémoire ne me dit pas qui je suis, mais qui j’aimerais être, en omettant ou en déguisant certains épisodes de ma vie. Ma mémoire fabrique un autre moi-même.
B. L’hypothèse de l’inconscient me rend étranger à moi-même
Par le rêve, le mot d’esprit, l’acte manqué, mais aussi des maladies mentales plus graves, Freud explique que nous ne sommes pas ce que nous croyons être consciemment, que le moi est comme « l’ambassadeur » vers le monde extérieur de la vraie puissance intérieure qu’est l’inconscient. Ce que je crois être consciemment n’est qu’une apparence trompeuse qui cache des pulsions refoulées inavouables.
C. La mauvaise foi me fait me mentir sur moi-même
Je suis persuadé que je suis victime d’une société injuste, alors que ce n’est qu’une lâche excuse pour me cacher à moi-même ma paresse. Pour Sartre, la mauvaise foi est une ruse cachant le refus d’assumer sa liberté et sa responsabilité absolue dans ses choix de vie et permettant de rejeter la faute sur d’autres. Ainsi, je m’ignore comme liberté radicale et je crois me connaître comme objet manipulé ou persécuté, comme victime.
[Transition] Bien des expériences prouvent que la conscience n’est pas aussi transparente que nous le voudrions, que nous trichons ou dissimulons ce que nous sommes vraiment.
3. Savoir qui je suis est l’expérience d’une vie
A. Si le moi recèle une part d’ombre, il n’est pas que mensonge
L’éducation aide à former l’unité d’un sujet qui, dès le « stade du miroir » théorisé par Lacan, peut se reconnaître et s’identifier comme distinct de sa mère et des autres. La conscience est bien séparation, mais aussi recueil de soi par soi, réflexivité sur soi.
B. Je peux travailler à mieux me connaître
Les défaillances de ma mémoire peuvent être corrigées par un recoupement de souvenirs, de témoignages et de preuves qui restituent mon passé. La mauvaise foi peut être combattue par un effort de lucidité sur les véritables motifs de mes actes.
C. Savoir qui je suis profondément est l’entreprise d’une vie
Socrate reprenait la maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même ! » Ces mots m’invitent non seulement à connaître mes limites, à intégrer que je ne suis ni une bête ni un dieu, mais aussi à explorer mes profondeurs, mes passions et ma raison, ce qui fait que je suis moi, différent des autres. En somme, cette maxime incite à mener un travail d’introspection. Mais la conscience de soi n’est-elle pas une histoire, comme chez Hegel, une lente prise de conscience contradictoire, toujours en butte aux forces obscures qui nous cachent à nous-mêmes ?
Conclusion
Je peux savoir qui je suis, mais jamais complètement, ni définitivement. Se connaître soi-même suppose de s’en donner les moyens, en commençant par la conscience de tout ce qui obscurcit la conscience. Ce travail exige la lucidité quant à ce qui me trompe et me ment, en commençant par les ruses entre moi et moi. Ne pas me mentir, c’est commencer à savoir qui je suis. Mais je dois aussi renoncer à un idéal de maîtrise et de transparence totale, admettre que ma liberté et mon désir me rendent imprévisible et incompréhensible. Nietzsche n’écrivait-il pas qu’« il faut savoir se perdre pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes » ? Au fond, savoir qui je suis est peut-être la quête même qui fait l’unité de ma conscience et de ma vie.