L’illusion autodestructrice selon laquelle nous sommes la seule espèce à avoir droit à la vie sur Terre a conduit à la crise écologique.
Une espèce a transformé en toile de fond matérielle de ses tribulations les 10 millions d’autres espèces qui constituent sa famille élargie, son environnement donateur et ses cohabitants quotidiens. Plus précisément, c’est une petite population de cette espèce qui l’a fait, porteuse d’une culture purement historique et locale. Rendre invisibles tous les autres êtres vivants est un phénomène provincial et tardif, et non le produit de l’humanité dans son ensemble. Imaginez un peuple s’approchant d’une terre peuplée d’une myriade d’autres peuples apparentés, et déclarant qu’ils n’existent pas vraiment, et qu’ils sont la scène et non les acteurs (ah oui, ce n’est pas une fiction qui demande beaucoup d’imagination, car il comprend également de vastes pans de notre histoire). Comment avons-nous accompli ce miracle d’aveuglement envers les autres créatures du monde vivant ? On pourrait hasarder ici — pour exacerber l’étrangeté de notre héritage — une histoire rapide des relations entre notre civilisation et les autres espèces, histoire qui débouche sur la condition moderne : autrefois les êtres vivants non humains étaient ontologiquement dégradés (c’est-à-dire considérés comme dotés d’une existence de second ordre, de moindre valeur et de moindre consistance, et donc transformés en « choses »), les êtres humains en sont venus à croire qu’eux seuls existaient vraiment dans l’univers.
Il aura simplement fallu le judéo-christianisme pour expulser Dieu de la « Nature » (c’est l’hypothèse de l’égyptologue Jan Assmann), pour rendre la Nature profane, puis les révolutions scientifiques et industrielles pour transformer la nature qui restait (la scolastique phusis) en une matière dépourvue d’intelligence ou d’influences invisibles, disponible pour l’extractivisme, pour que les êtres humains se retrouvent en tant que voyageurs solitaires dans le cosmos, entourés d’une matière stupide et mauvaise. Le dernier acte consistait à tuer la dernière filiation : Seul face à la matière, l’homme restait pourtant en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu entraîne une solitude terrible et parfaite, que l’on pourrait appeler la prison anthropo-narcissique.
Cette fausse lucidité sur notre solitude cosmique a scellé définitivement l’exclusion sereine de tous les êtres non humains du champ de la pertinence ontologique. Il explique la « prison » de la philosophie et de la littérature cultivées dans les grandes capitales européennes et anglo-américaines. Mon choix de cette expression n’est pas arbitraire : non seulement ces champs sont désormais une prison ou une « pièce fermée » au sens de la pièce « No Exit » de Jean-Paul Sartre, mais aussi la prison, c’est le monde lui-même, l’univers, qui n’est peuplé que de nous et les relations pathologiques avec nos semblables entraînées par la disparition de nos affiliations plurielles, affectives et actives avec les autres êtres vivants, les animaux non humains et les environnements.
Ce thème omniprésent dans la littérature et la philosophie du XXe siècle, qui met en avant la solitude cosmique de l’être humain, une solitude élevée à la grandeur par l’existentialisme, est d’une violence intrigante. Sous couvert de l’héroïsme de l’absurde (tel qu’Albert Camus l’a défini), sous couvert d’avoir le courage d’affronter la vérité, cette violence est une forme d’aveuglement qui refuse d’apprendre à voir les formes d’existence des autres, niant leur statut de cohabitants, postulant qu’en fait, ils n’ont aucune capacité de communication, aucun « sens natif », aucun point de vue créatif, aucune aptitude à trouver un modus vivendi, pas d’incitations politiques. Et c’est là la grande ruse, et donc la violence cachée du naturalisme occidental, qui vise en fait à justifier l’exploitation de toute la nature comme une matière première à portée de main pour notre projet de civilisation, c’est-à-dire traiter les autres comme une matière régie par des lois biologiques, refusant de voir leurs impulsions géopolitiques, leurs alliances vitales et toutes les manières dont nous partageons avec les êtres vivants une grande communauté diplomatique dans laquelle nous pouvons réapprendre à vivre.
Le sujet humain seul dans un univers absurde, entouré d’une matière pure à portée de main comme réserve de ressources, ou sanctuaire où l’homme se ressource spirituellement, est une invention fantasmatique de la modernité. De ce point de vue, ces grands penseurs de l’émancipation, Sartre et Camus, qui ont probablement profondément insufflé leurs idées dans la tradition française, sont les alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique. Il est intéressant de réinterpréter ces discours d’émancipation comme vecteurs d’une grande violence. Pourtant, ce sont eux qui ont transformé en une croyance fondamentale de l’humanisme tardif le mythe selon lequel nous seuls sommes des sujets libres dans un monde d’objets inertes et absurdes, condamnés à donner un sens par notre conscience à un monde vivant qui en est dépourvu.
Ce mythe a enlevé à ce monde quelque chose qu’il avait toujours possédé. Les chamanistes et animistes décrits par Eduardo Viveiros de Castro et Philippe Descola savent très bien ce qu’implique cet état perdu, à savoir des relations sociales complexes de réciprocité, d’échange et de prédation qui ne sont ni pacifiques ni pacifiques, et ne suivent pas la prophétie d’Isaïe, mais sont politiques dans un sens encore énigmatique, et appellent des formes de pacification et de conciliation, de cohabitation mutualiste et prévenante. Après tout, il y a des significations partout dans le monde vivant : elles n’ont pas besoin d’être projetées, mais d’être trouvées, avec les moyens dont nous disposons, la traduction et l’interprétation. Tout est question de diplomatie. Nous avons besoin d’interprètes, d’intermédiaires et d’intermédiaires pour faire le travail de recommencer à parler avec les êtres vivants, pour surmonter ce que l’on pourrait appeler la malédiction de Claude Lévi-Strauss : l’impossibilité de communiquer avec les autres espèces avec lesquelles nous partageons la Terre. « Car malgré l’encre versée par la tradition judéo-chrétienne pour l’occulter, aucune situation ne semble plus tragique, plus offensante pour le cœur et l’esprit, que celle d’une humanité coexistant et partageant les joies d’une planète avec d’autres espèces vivantes mais incapable de communiquer avec eux », a déclaré Lévi-Strauss lors d’une conversation avec Didier Eribon.
Mais cette impossibilité est une fiction des modernes, elle contribue à justifier la réduction des êtres vivants à des marchandises pour soutenir les échanges économiques mondiaux. La communication est possible, elle a toujours eu lieu ; elle est entourée de mystère, d’énigmes inépuisables, d’intraduisibles aussi, mais finalement de malentendus créateurs. Elle n’a pas la fluidité d’une conversation de café, mais elle n’en est pas moins riche de sens.
Enigme parmi d’autres, la façon humaine d’être vivant n’a de sens que si elle est tissée dans les innombrables autres façons d’être qu’exigent les animaux, les plantes, les bactéries et les écosystèmes qui nous entourent.
L’énigme toujours intacte de l’être humain est plus riche et plus poignante lorsque nous la partageons avec d’autres formes de vie de notre grande famille, lorsque nous leur prêtons attention et lorsque nous rendons justice à leur altérité. Ce jeu de parenté et d’altérité avec les autres êtres vivants, les causes communes qu’ils nourrissent dans la politique de la vie, fait partie de ce qui rend le « mystère du vivant », de l’être humain, si inépuisable.
Biographie de l’auteur: Baptiste Morizot est écrivain et professeur de philosophie à l’Université d’Aix-Marseille en France qui étudie les relations entre les humains et les autres êtres vivants. Ses nombreux livres comprennent Façons d’être en vie et Raviver la vie : un front communtous deux publiés en anglais par Polity Books.