Dissertation
Le hors-la-loi peut-il être juste ?
Définir les termes du sujet
Le hors-la-loi
Le hors-la-loi est celui qui sort du domaine de la loi juridique en enfreignant cette règle conventionnelle par laquelle une société définit ce qui est interdit à un moment donné de son histoire.
Peut-il
Sous cette tournure interrogative, il s’agit de se demander si la transgression d’une loi juridique est compatible avec la justice.
La justice
La justice est en un premier sens une institution : elle désigne ce qui est nécessaire à l’application du droit, c’est-à-dire des lois juridiques (tribunaux, magistrats, etc.).
Elle désigne par ailleurs une norme morale et politique qui énonce ce qui doit être. Une loi, pour être juste, doit ainsi obéir à certains critères.
La justice est enfin une vertu : l’homme juste est celui qui n’agit pas dans son intérêt personnel, mais dans un souci d’équilibre. Selon les cas, agir de façon juste sera agir selon l’égalité (à chacun la même chose) ou selon l’équité (à chacun selon ce qui lui revient, à proportion de son besoin, de son mérite, etc.).
Dégager la problématique
Construire un plan
Corrigé
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Introduction
[Reformulation du sujet] Est-il possible d’enfreindre la loi juridique et néanmoins d’être juste ? A priori, on pourrait penser que la loi étant une règle de justice, celui qui la viole est nécessairement injuste. Mais la loi est-elle toujours juste ? [Définition des termes du sujet] Le hors-la-loi est celui qui transgresse la loi juridique, cette règle relative par laquelle chaque société définit ce qui est interdit à un moment de son histoire. La justice désigne l’institution conçue pour appliquer ces lois et une norme morale et politique. En tant que vertu, elle désigne le souci de l’égalité (à chacun la même chose) ou de l’équité (à chacun selon ce qui lui revient). [Problématique] Est-il nécessairement injuste de transgresser cette règle de justice qu’est la loi, ou peut-on considérer que certaines lois sont injustes et qu’il est possible de les violer au nom de la morale ? [Annonce du plan] Nous verrons d’abord en quoi celui qui enfreint la loi peut apparaître comme mû par l’intérêt personnel. Mais ce qui est légal est-il toujours légitime ? Nous examinerons enfin les conditions auxquelles enfreindre la loi peut se faire au nom de la justice.
1. Le hors-la-loi est nécessairement injuste
A. La loi est une règle de justice
Au premier abord, il semble évident qu’en s’affranchissant de l’obéissance aux lois juridiques, ces règles relatives par lesquelles chaque société définit ce qu’il est interdit de faire, le hors-la-loi quitte le domaine de l’intérêt commun pour agir selon son intérêt propre. Comme l’explique Rousseau, le droit positif résulte de l’expression de la « volonté générale », cette capacité de chaque citoyen à faire abstraction de son intérêt particulier pour vouloir ce qui correspond à l’intérêt commun.
En ce sens, les lois visent cette norme politique qu’est la justice, et leur application est garantie par l’institution judiciaire. Si les lois sont des règles de justice, les violer nous rend nécessairement injustes.
B. Le hors-la-loi fait ce qui lui est utile
De fait, le hors-la-loi est avant tout celui qui se place au-dessus des lois, et s’il le fait, c’est bien au terme d’un calcul d’intérêt par lequel sa raison pèse les avantages et les inconvénients d’un acte. Son principe d’action n’est donc pas le juste, mais l’utile.
Bien sûr, des règles de justice peuvent prévaloir au sein même d’une communauté de brigands, admet John Locke dans l’Essai sur l’entendement humain. Mais le fait qu’une bande de brigands adopte des règles de justice (par exemple en distribuant équitablement leur butin) ne prouve pas que ces hommes qui sont sortis du domaine des lois soient capables de justice, et n’est pas plus l’indice de la naturalité et de l’universalité de cette vertu qu’est la justice. En réalité, dit-il, ces règles de justice « sont appliquées comme des règles utiles dans leur communauté ». En d’autres termes, s’ils sont capables d’agir selon l’équité, c’est dans le but de conserver leur communauté, qui sans cela pourrait se dissoudre.
[Transition] Mais viole-t-on toujours la loi au nom d’un intérêt personnel ? Autrement dit, la loi juridique est-elle toujours juste ?
2. La loi n’est pas nécessairement juste
A. Ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime
La difficulté réside ici dans le rapport de ces règles relatives que sont les lois juridiques à la justice conçue comme principe absolu. Rien ne nous garantit que dans les faits, le droit positif, c’est-à-dire l’ensemble des lois relatives instituées par une société, s’accorde au droit naturel, qui désigne, lui, un droit absolu, juste par nature, parce qu’il découlerait de la nature humaine. Autrement dit, ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime. Le code de l’indigénat, législation d’exception appliquée aux populations des colonies françaises jusqu’en 1946, et qui autorisait déportations et procès sans défense, peut difficilement être conçu comme répondant à un principe de justice quelconque.
La relativité des lois atteste du fait qu’elles peuvent entrer en contradiction avec certains principes qui leur seraient supérieurs, ce qui, en démocratie, suppose des instruments de contrôle de ces lois, comme l’est par exemple le Conseil d’État qui, en France, vérifie leur conformité à la Constitution. Mais suffit-il qu’une loi soit conforme à la Constitution pour qu’elle soit juste ?
B. Il est possible de transgresser la loi au nom de la justice
Quoi qu’il en soit, dès lors qu’il arrive que des lois soient injustes, il est possible de sortir du domaine de la loi au nom de la justice. Ce conflit du légal et du juste est au cœur d’Antigone, tragédie dans laquelle Sophocle met en scène la désobéissance d’Antigone à la loi édictée par Créon, roi de Thèbes, selon laquelle nul ne donnera de sépulture aux traîtres à la patrie. Si Antigone jette de la terre sur le corps de son frère mort au combat en affrontant l’armée du roi, ce n’est pas par intérêt personnel, mais bien, dit-elle, parce qu’à la justice particulière des hommes s’oppose une justice plus haute, faite de principes universels, comme le devoir de respecter les morts.
L’universalité de ces lois non écrites découle de leur inscription dans notre essence : elles sont « justes par nature », dit Aristote. Être juste consiste à braver les lois par fidélité à ces lois plus hautes qui définissent notre humanité.
[Transition] Mais est-il vraiment possible de s’accorder sur des principes absolus qui légitimeraient la désobéissance aux lois ? Car peut-on légitimement désobéir à la loi pour des raisons subjectives ?
3. Le hors-la-loi est juste à certaines conditions
A. La transgression d’une loi injuste
La question est en effet de savoir s’il est possible de s’accorder sur les principes d’un droit naturel, c’est-à-dire d’un droit inscrit dans la nature de l’homme, et supérieur en cela aux droits positifs. Comment pourrait-on objectivement les définir ? Et si cette définition se heurte au caractère nécessairement subjectif des valeurs qui sont alors en jeu, n’est-il pas possible, du moins, de s’accorder sur les conditions auxquelles nous serions légitimement fondés à désobéir à une loi injuste ?
C’est cette question qu’aborde John Rawls dans la Théorie de la justice, observant que « ce que la loi demande et ce que la justice exige restent des questions distinctes », autrement dit que les lois conventionnelles peuvent être injustes. Une loi injuste, établit-il, est une loi qui viole le principe d’égale liberté pour tous ou le principe de la juste égalité des chances, ou les deux.
B. La transgression de la loi au nom de l’intérêt commun
Par conséquent, étant admis qu’une loi même conforme à la Constitution peut être injuste, et que l’évaluation de l’injustice d’une loi ne peut pas dépendre d’un seul individu, il est nécessaire de circonscrire les conditions d’une « désobéissance civile » raisonnable au sein de nos démocraties. La transgression légitime d’une loi conventionnelle ne peut se faire, dit-il, que sous la forme d’un « acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement ».
Cette désobéissance ne peut avoir lieu qu’en dernier recours, et doit prendre une forme rationnelle, c’est-à-dire susceptible de rappeler l’ensemble des citoyens à leur devoir de justice. Dès que l’on conçoit la société comme une coopération entre égaux, souligne Rawls, les victimes d’une injustice n’ont aucune raison de l’accepter, et la désobéissance civile, même si elle est illégale et provoque un désordre apparent, est en réalité un moyen de stabiliser un système constitutionnel, de maintenir et de renforcer des institutions justes.
Conclusion
En définitive, il n’est possible de s’affranchir des lois en se revendiquant de la justice qu’à certaines conditions. S’il n’est pas possible au hors-la-loi animé par l’intérêt personnel de se revendiquer d’une justice quelconque, il est en revanche non seulement possible mais nécessaire, dans certaines circonstances, de violer une loi contraire au principe de justice, en vue de l’établissement de lois justes.