« L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation », dit Kant. Il entend par ici que l’homme ne naît pas éduqué. Il ne naît pas homme non plus, en fin de compte. Il le devient. L’éducation lui est nécessaire pour atteindre ce but. À défaut d’éducation, il demeure sauvage et incapable d’avoir des relations humaines dignes d’un être civilisé. C’est un principe « positif » qui semble normal pour nous tous. Pourtant nous ne savons peut-être pas ce que signifie vraiment l’éducation. L’éducation, c’est la mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain. C’est l’action de faire acquérir un ensemble de savoirs et de pratiques culturelles, de former un être qui à la fin, « osera savoir ». Mais éduquer, s’il s’agit donc de comprendre par là une modification de la nature, est un processus ambigu : soit il sera question de rectifier ce qui dans la nature est impropre à la vie sociétale, soit il s’agira de permettre à la nature de s’accomplir dans une forme plus viable. En ce cas la nature n’est pas mauvaise : il suffit qu’elle soit reprise et adaptée au monde social. Une autre hypothèse : la nature est mauvaise, lieu de tous les égoïsmes. En ce sens, elle doit être neutralisée. L’éducation a pour tâche d’« éradiquer » ce qui est naturel. Ou du moins, de nous rendre apte et correcte pour vivre en société, passant par le respect des lois inculquées depuis l’enfance (quand un enfant apprend à respecter certaines règles que ses parents lui ordonnent) ou encore les différentes formes de politesse, etc…Cela revient donc à supprimer sa part sauvage, animale…naturelle.
Nous en venons donc à la dénaturation. La dénaturation, elle, est l’action de changer les caractéristiques de quelque chose, de l’altérer, d’en changer la nature. Le préfixe « dé » évoque justement cette idée d’opposition à la nature.
Nous savons que la « nature » d’une chose c’est l’ensembles des caractères qui la définisse et qu’une caractéristique naturelle est innée. Nous devons maintenant préciser que dénaturer à, au sens courant, un sens négatif : en effet, cela donne le sens de « priver de », aller contre ; mais dans l’idée qu’on ne devrait pas le faire.
Maintenant, nous devons revoir la question. « L’éducation est-elle une dénaturation ? » revient donc à nous dire ceci : l’être humain possède une « nature humaine », déterminée dès le début de son existence. Cependant, l’éducation peut avoir une action néfaste sur cette nature, elle peut la dénaturer. Cela sous-entend alors que l’homme possède une nature originelle que l’éducation dénaturerait à tort, et donc que cette nature originelle serait, en un sens, fondamentalement bonne. Pour un protagoniste que l’on éduque, on a souvent affaire à une « révolte » plus ou moins violente contre l’action d’éducation dont il est l’objet. Ainsi l’éducation, est souvent vécue comme une violence faite à sa propre nature dont l’éduqué revendique fermement le droit d’en suivre librement le cours. Et si, tous, nous sommes passés par ce travail d’éducation qui exigeait que l’on change, il faut en conclure que l’on a tous souhaité voir disparaitre cette contrainte. Mais de l’autre côté, dès que l’on se retrouve soi-même face à un enfant, il paraît impossible de ne pas l’éduquer. Le laisser faire librement tout ce qu’il veut, sans imposer aucune contrainte ni apprentissage culturel semble immédiatement impossible, ne serait-ce que pour sa propre sécurité et sa santé. L’éducation apparait alors comme condition de possibilité du développement optimal et harmonieux de l’être humain, pour lui-même et en tant qu’être social nécessairement en relation avec les autres. Ainsi ne pas éduquer reviendrait à un laisser faire dangereux et irresponsable pour l’être humain lui-même et pour ceux qui l’entourent. Que faut-il donc penser ? L’éducation est-elle une entreprise de destruction de la nature humaine et donc une action contre nature, ou bien alors, l’éducation est-elle condition de possibilité de développement et donc accomplissement de ce que la nature a donné à l’être humain ?
Envisageons donc l’idée selon laquelle l’éducation dénaturerait alors l’être humain. Qu’est-ce qui pourrait effectivement nous conduire à penser ainsi ? L’éducation est une action qui vise un but et qui se sert de moyens pour parvenir à réaliser la fin qu’elle projette. Cette action vise à produire un changement, de prime abord positif, et est exercée par un individu sur un autre.
Il y a donc un être humain qui décide qu’un autre être humain doit acquérir un ensemble de pratiques et de savoirs culturels, car pour l’instant, le futur éduqué ne sait rien ni culturellement, ni dans son savoir-faire et ses pratiques. L’éduqué doit donc modifier son comportement spontané, comportement qu’il suit depuis sa naissance, ses instincts ou pulsions qui se présentent naturellement en lui. On constate donc que s’opposent tout de suite deux ensembles : d’une part les comportements et modes de pensées qui sont « naturels » au sens de la spontanéité, de l’immédiateté et de l’irréflexion. Et ces termes sont bien des critère d’ordre du naturel. Ce dernier se caractérise par l’ensemble des modes d’êtres biologiques, issus du dialogue entre l’environnement et le code génétique, comme dit Levi Strauss ; ils se caractérisent donc par l’innéité, ce qui se manifeste spontanément, et ce de manière universelle. Et d’autre part les comportements et modes de pensées qui sont culturels, acquis par la transmission qu’opère l’éducation.
Cependant, concevoir ainsi l’éducation n’est-ce pas mettre en évidence son action dénaturante, destructrice, au sens où elle change la nature originelle de l’être humain ?
En effet, l’éducation vise à faire acquérir, comme nous l’avons montré, un ensemble de pratiques et de savoirs culturels, or ce qui est acquis au cours de son existence et donc non présent naturellement en nous est alors artificiel et non naturel. L’éducation correspond bien aux critères de la culture puisqu’elle est n’est pas la même dans toute les régions du monde, et a changé au fil des époques ; elle est variable, particulière et se transmet volontairement au cours d’apprentissage, alors que l’évolution naturelle, elle, est involontaire parce que spontanée. Ainsi, parce que l’éducation vise à faire acquérir de nouvelles habitudes en remplacement des réflexes ou instincts naturels, elle dénature l’être humain au profit de ce que l’on pourrait appeler métaphoriquement « une seconde nature ».
Mais il nous faut aller plus loin dans la définition de l’être humain. En effet, il n’est pas seulement un ensemble de caractères spontanés et génétiques, ce en quoi il serait pareil aux autres animaux. L’être humain est défini par un ensemble de droits naturels qui constitue son essence spécifiquement humaine. L’être humain se définit par sa faculté de liberté naturelle, d’agir en fonction de sa volonté propre et de ses décisions. Ainsi l’éducation, étant le but d’imposer à un être une forme décidée par l’éducateur et non par l’éduqué, l’être lui-même, semble s’opposer à ce droit naturel de n’obéir qu’à soi-même. L’éducation est ainsi subie, elle est devenue une contrainte. En ce sens, elle est une aliénation profonde de l’être vers la volonté de l’autre, et semble nous contraindre au refus de nôtre autonomie naturelle.
L’éducation, en ce sens, semble être ainsi une action qui même si légale, n’en est pas moins illégitime puisqu’elle rentre en contradiction avec notre droit fondamental à la détermination, à la liberté naturelle, ce que nous possédions au départ grâce à mère nature.
Il semblerait donc que la seule manière de respecter la nature propre d’un être humain, soit de laisser l’être humain se développer selon cette double législation naturelle : celle de sa forme naturelle propre qui doit atteindre son parfait accomplissement selon le programme naturel propre à cet individu (comme une graine qui grandit dans un champ, sans être perturbée), et celle de sa volonté de se faire homme à sa façon, comme il le désire. L’éducation, au regard de cette réalisation spontanée de l’être humain, au point de vue tant biologique que de sa volonté propre qui lui fait faire ce qu’il désire sans être contrarié dans la réalisation de ses désirs, semble donc au contraire être du côté de la contrariété, voire même de la perversion, au sens de détourner un être de son chemin d’accomplissement naturel. Pour être cohérent avec ce qu’est naturellement un être humain, il ne faut rien faire pour s’opposer à la réalisation de ce projet individuel qu’il est pour lui-même, du fait de sa nature propre et de ses désirs propres. Il faut alors en toute conséquence abolir l’éducation qui n’est plus qu’imposition illégitime de la forme voulue par l’éducateur pour l’éduqué, forme qui revient donc toujours à une déformation. Toute action de formation d’autrui sur un sujet est donc illégitime.
Mais pourquoi semble-t-il cependant, alors que nous pourrions nous suffire à cela, rapidement impossible d’en rester à une telle position ? Qu’entrainerait la disparition de toute forme d’éducation ? Et une telle disparition si même est-elle réellement possible, serait-elle souhaitable ?
Ne plus éduquer, cela reviendrait, comme nous l’avons vu, à laisser libre cours à la nature humaine. Mais qu’entraine une telle nature livrée à elle-même chez l’être humain ? La nature humaine correspondrait, nous l’avons vu, à l’ensemble des caractéristiques spontanées et universelles propres à l’espèce humaine. Mais que serait un être humain qui correspondrait à cela ? Un être humain dépourvu de toute trace d’éducation, ayant eu libre court à ses propres instincts et pulsions, ayant jouit de ce libre développement du mouvement spontané de la nature en lui ? Nous possédons une description, d’un tel être humain dans le récit qu’en fait Pinel et qui est relaté par Jean Itard suite à la découverte de Victor de l’Aveyron. Celui-ci a été retrouvé à l’âge de 9 ans errant dans la forêt. Il ne savait ni lire, ni écrire, ni parler, io « criait ». Nous avons aussi le cas de Marie-Angélique Le Blanc, née vers 1712, qui elle vécue dix ans entre 1721 et 1731 en forêt, en Champagne. Elle apprit à parler, lire et écrire durant sa rééducation, mais ne savais faire aucune de ces trois caractéristiques lorsqu’on la retrouva. Si ces descriptions correspondent effectivement à ce qu’est biologiquement un être humain, nous devons nous demander alors ce que l’on entend véritablement par « être humain » ?
Il semble qu’il soit nécessaire, lorsque l’on parle de l’être humain, de distinguer ce qui le constitue en acte et ce qui le constitue en puissance. Cette distinction est en effet extrêmement pertinente puisque sans elle, il semble impossible de comprendre la fonction essentielle de l’éducation. Apprendre à parler, posséder des savoirs par nos élaborés par nos ancêtres, ne parait pouvoir être possible que par la transmission d’un héritage et non pas de manière héréditaire. S’il n’y a pas d’éducation nous sommes tous à l’image de Victor et de Marie-Angélique dans la tentative tout devoir inventer ou découvrir soi-même, sachant combien un tel exploit reste improbable. Pouvoir se passer d’éducation suppose que l’on peut tout se donner par soi-même, tout inventer par soi-même en se passant de la transmission et de l’aide de d’autrui. C’est donc un fantasme d’autosuffisance qui soutient la position précédente. Or sans échange, sans la présence et l’exemple d’autrui qui puisse éduquer, nous n’aurions pas de modèle à copier et donc nous ne pourrions rêver « d’être humain » car pour nous cela n’existerait pas. Nous sommes d’emblée dans l’imitation de l’autre, c’est ainsi que l’être humain apprend dès son plus jeune âge une langue, acquisition culturelle qui n’est possible que parce qu’elle est celle de la mère. En dehors de la question de la langue, l’éducation a pour fonction de transmettre des informations vitales qui se présentent sous formes de règles : en effet un enfant livré à lui-même est un enfant en danger. L’imitation et les conseils ou ordres informent un mouvement qui peut être dangereux, s’il est livré à lui-même tant l’être humain désire, avant même de savoir véritablement distinguer le possible de l’impossible, le nuisible de l’utile ou du favorable. De même souhaiter la disparition de l’éducation et laisser le règne des libertés naturelles c’est ignorer ce qu’il en retourne de laisser chacun en faire selon ses désirs. Que se passerait-t-il si chacun était totalement libre d’agir selon sa liberté naturelle ? Cet état de nature est caractérisé par le fait d’être en état de guerre l’un contre l’autre. Si personne n’était éduqué, nous serions tous en guerre contre notre prochain. Ainsi l’éducation a pour fonction de réguler la coexistence pacifique des libertés naturelles afin que celles-ci ne soient pas un vain souhait. Il apparaît nécessaire que chacun renonce un peu à sa toute liberté naturelle au profit d’une liberté civile à laquelle l’éducation a charge de nous introduire et qui prend la forme bien connue : « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ».
La liberté naturelle ne se préoccupe pas d’une telle limite ; l’éducation en permet la prise de conscience et l’apprentissage afin de pouvoir vivre avec l’autre, car je suis toujours en rapport avec l’autre, puisqu’un homme seul est, selon les dire d’Aristote « ou un dieu ou une bête ». L’éducation comme apprentissage de la maîtrise des pulsions dangereuses pour soi et pour les autres semble absolument nécessaire. La nature et la liberté humaine sont donc loin d’être toutes bonnes : ce qui rend nécessaire une éducation qui trie entre ce qui doit être encouragé et ce à quoi on doit renoncer dans notre propre intérêt et celui d’autrui.
Pour autant, les remarques que nous avions faites dans la première partie quant aux questions de la liberté notamment, nous oblige à repenser la question posée en nous demandant alors : si une éducation est nécessaire, et même si elle se produit nécessairement du fait de l’existence d’emblée imitative de l’être humain, à quelles conditions une éducation est-elle légitime sans porter atteinte à notre liberté et au respect de notre individualité de sujet ?
Si une éducation est nécessaire, c’est que beaucoup désirent ne pas tenir compte de deux choses : que la nature n’est pas toute bonne et donc que ce qui est naturel n’est pas forcément équivalent à quelque chose de souhaitable pour l’être humain et pour l’espèce humaine, et que le fait que l’être humain appartienne à une espèce biologique qui le dote d’un certain nombre de caractéristiques biologiques ne pourra jamais faire disparaître le fait que, en étant libre, l’humain n’est pas astreint à cette définition biologique et qu’il va se donner à lui-même sa propre définition, puisque c’est lui, par sa culture qui va inventer son être…C’est donc parce que l’on est porté à idéaliser la nature d’une part et à chosifier l’être humain d’autre part que l’on en vient à vouloir faire disparaître toute éducation. Or, refuser toute forme d’éducation au nom de la nature biologique de l’homme, c’est ignorer ou refuser de voir la spécificité de l’être humain qui va devenir ce qu’il est en puissance, et il ne le sera que moyennant travail et exercice.
Il semble ainsi impossible que l’éducation dénature l’être humain au sens où elle ferait disparaître la nature biologique de l’homme, on peut tout au plus former et canaliser cette matière biologique en vue de réprimer les mouvements innés qui poussent l’homme vers l’autodestruction…Mais d’autre part dire qu’une éducation est non seulement souhaitable mais encore inévitable ce n’est pas dire que toutes les éducations se valent. Pour être légitime, une éducation doit s’adosser sur le respect de la liberté et de l’identité de l’éduqué, et si l’éducation est un devoir pour l’éducateur, ce devoir s’inscrit plus largement dans le respect des droits de l’homme. Ainsi, éduquer ne veut pas dire dominer ou vouloir uniformiser les sujets, ou encore les aliéner à la volonté ou aux désirs de l’éducateur, mais doit toujours viser l’actualisation des compétences, des talents dans le cadre de la sauvegarde de soi et du social. Il est alors important que l’éducateur ne confonde pas autorité et responsabilité et qu’il ne perde pas de vue que ce qu’il faut pouvoir rendre possible c’est la capacité à l’autonomie et la capacité à s’auto éduquer, chez un sujet qui le souhaite, bien sûr.
C’est donc méconnaître la nécessité de renoncer à l’exercice de la liberté naturelle, au profit d’une liberté sociale dont la définition minimale est de prendre en compte l’existence et les droits d’autrui. Ainsi refuser toute éducation c’est idéaliser, cette fois ci, la liberté, en ignorant qu’être libre, c’est avoir la capacité de choisir le pire ou le meilleur.
Apprendre et comprendre la nature profonde de la liberté c’est se donner les moyens d’être pleinement libre et c’est ce que vise une éducation légitime…
Sachant enfin que s’il existe de mauvaises éducations, cela n’autorise jamais à inférer de l’existence de fait de mauvaises éducations au caractère universellement mauvais de l’éducation en droit. Mais cela oblige plutôt à tenter de penser comment il serait possible d’améliorer l’éducation. D’autre part, l’existence de mauvaises éducations oblige à prendre conscience que toute éducation se fait au nom d’un idéal que l’on cherche à atteindre. Idéal de l’être humain que l’on doit interroger afin de savoir dans quelle mesure cet idéal tient compte de la réalité fondamentale de l’humanité et de ses droits fondamentaux. C’est donc prendre conscience que toutes les conceptions idéales de l’être humain ne se valent pas, que certaines portent atteinte à l’humanité d’un individu. Cela oblige donc à penser l’idée de l’être humain que valorise le type d’éducation que l’on choisit de mettre en place, c’est donc savoir qu’éduquer c’est choisir une éducation parmi d’autres et que le seul moyen pour que ce choix soit fait en toute conscience c’est qu’il soit le résultat d’un exercice de jugement à partir de l’analyse des différents types d’éducation possible.
À la vue du chemin parcouru, à la question « l’éducation est-elle une dénaturation ? », nous avons vu que pour pouvoir apporter une réponse, il était nécessaire de clarifier les notions de nature humaine et ses valeurs, de mettre à jour les présupposés de toute éducation et enfin de travailler les ambiguïtés de la notion de liberté humaine. On peut ainsi affirmer que l’éducation ne dénature pas l’être humain au sens où elle lui ferait perdre son appartenance définitive à l’espèce biologique humaine ; en revanche l’éducation vise, et c’est là un l’idéal, à développer, c’est-à-dire à permettre un déploiement optimal des compétences potentielles de l’être humain, tout en sublimant, les mouvements auto destructeurs présents dans les pulsions humaines. Sachant cela, il reste que le danger d’une mauvaise éducation, soit d’une éducation qui détruit au lieu de permettre le déploiement de l’existence, est toujours possible puisque, du fait de sa liberté, l’être humain est toujours libre de faire ce qu’il veut de sa liberté, même si elle doit être destructrice (ou non). L’éducation doit viser le fait de protéger l’être humain de lui-même et pour se faire, lui faire prendre conscience de la responsabilité que la liberté implique. L’éducation, donc, dans un certain sens, protège l’homme de sa propre liberté, liberté qui pourrait lui nuire.