Dissertation
L’homme peut-il échapper au temps ?
Définir les termes du sujet
L’homme peut-il
« Peut-on ? » exprime la possibilité : avons-nous les moyens, sommes-nous capables d’échapper au temps ?
Le temps
Le temps désigne l’ensemble des dimensions temporelles : le passé, le présent et l’avenir. Pourtant, si cette définition semble simple, elle n’en est pas vraiment une : le passé n’existe que par notre mémoire, le présent par notre attention et l’avenir par notre imagination. Le temps n’est donc que ce produit de notre activité intellectuelle, qui peut ainsi percevoir le changement, preuve manifeste du passage du temps.
Échapper au temps
Échapper au temps peut signifier se soustraire au passage du temps, donc être immortel.
Cela pourrait également signifier lutter contre le passage du temps en essayant de se soustraire à ses effets ou en créant des choses qui résistent à son passage.
Enfin, il pourrait s’agir d’échapper à l’idée que nous allons mourir ou de fuir la tristesse liée à l’idée de la mort.
Dégager la problématique
Construire un plan
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Reformulation du sujet] Se demander si l’on peut échapper au temps, c’est se demander si nous lui sommes nécessairement soumis. A priori, on pourrait penser que nous ne pouvons pas nous soustraire à ce qui définit notre existence. [Définition des termes du sujet] Le temps désigne à la fois le passé, le présent et l’avenir, auxquels nous nous rapportons respectivement par notre mémoire, notre attention, notre imagination. En ce sens, on peut dire que nous sommes doublement temporels : si nous sommes, en tant que mortels, définis par le temps, il est aussi le produit de notre activité intellectuelle. Mais alors, que signifierait échapper au temps ? Se soustraire au passage du temps serait d’abord être immortel ou résister à son passage, en créant des choses qui lui résistent. [Problématique] Mais si nous sommes victimes du temps, n’est-ce pas dans la mesure où, quoi que nous fassions, il s’inscrit en nous par l’idée que nous allons mourir ? Tout le problème est de savoir si l’homme a les moyens d’échapper à ce qu’il est. Nous cherchons à échapper à ce qui nous nuit : mais en quoi le temps serait-il mauvais pour nous ? [Annonce du plan] Nous verrons tout d’abord qu’il nous est impossible d’échapper au temps dans la mesure où il définit notre existence. Mais n’avons-nous pas le pouvoir de résister à ce temps qui semble s’écouler indépendamment de nous ? Enfin, nous examinerons dans quelle mesure nous pouvons échapper au temps ou plutôt à ce par quoi il nous fait souffrir, c’est-à-dire à l’idée qu’il nous condamne à la mort.
1. On ne peut pas échapper au temps
A. Nous sommes mortels
Dans un premier temps, on pourrait penser que nous sommes les proies du temps en ce qu’il donne sa forme et sa limite à notre existence. Le temps s’imprime en nous sous la forme de la croissance et du vieillissement, qui nous indique que nous allons mourir : la mortalité est bien ce qui définit toute existence. Le temps fait donc partie de nous et il serait en ce sens absurde de croire que nous pouvons sortir de lui et fuir ses effets destructeurs. Cette croyance peut tout au plus prendre la forme du fantasme de l’immortalité : on peut rêver prendre le contrôle du temps, se promener en lui, inverser son cours, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un rêve.
Dans la Lettre à Ménécée, Épicure fait ainsi du désir d’immortalité le pire des désirs vides, à savoir ces désirs qu’il est impossible de satisfaire et qui en cela nous vouent au malheur et à l’excès. Effacer les signes du vieillissement, par exemple, n’est pas échapper au temps mais se livrer à lui par la souffrance d’un combat perdu d’avance.
B. Nous sommes des êtres temporels qui faisons exister le temps
C’est que le temps s’imprime en nous doublement : si nous ne pouvons pas échapper à ce que nous sommes, c’est-à-dire des vivants promis à la mort, nous ne pouvons pas non plus échapper à la tristesse liée à l’idée du temps qui passe. Mortels, nous sommes également liés au temps par notre mémoire, notre attention et notre imagination, qui font que nous avons l’idée du temps, et que cette idée est celle d’une chose dont, comme le souligne saint Augustin, tout l’être est de passer.
Face à cet adversaire insaisissable, nous ne pouvons qu’envier l’insouciance de la vie animale qui se trouve allégée du poids du temps inscrit en l’homme par le développement même de ses facultés intellectuelles. C’est le sens de l’analyse nietzschéenne de l’oubli : si la mémoire qui nous rapporte au passé est ce qui rend possible la connaissance, elle est aussi ce qui nous fait souffrir en ce qu’elle nous rapporte à tout ce que nous avons perdu. Or, l’homme est défini par sa mémoire et son imagination : échapper au temps, ce serait « apprendre l’oubli » pour se défaire du fardeau du passé qui nous empêche de vivre.
[Transition] Pourtant, s’il est impossible de se soustraire au passage du temps ou de nous défaire de ces qualités intellectuelles qui nous le rendent sensible, toute lutte contre le temps est-elle vaine ? Si on ne peut sortir du temps, ne peut-on du moins lui résister ?
2. On peut résister au passage du temps
A. Il est possible de lutter contre le temps
Dans un second temps, on peut penser qu’échapper au temps serait en réalité créer dans le temps des points de résistance. Le « désir d’immortalité » condamné par Épicure n’est-il qu’un désir vide, source de souffrance, ou n’y a-t-il pas une positivité de ce désir en ce qu’il nous pousse à dépasser les limites de notre existence humaine ? Lutter contre le temps serait dès lors la seule façon de lui échapper, et s’il n’est pas possible de sortir du temps, il est pourtant possible de s’opposer à son passage. Si nous ne pouvons pas empêcher le temps de passer, nous pouvons pourtant créer des choses sur lequel le temps n’aura pas de prise.
B. Il est possible de créer de l’immortalité
C’est en particulier le sens de l’analyse par Hannah Arendt de l’œuvre d’art : la spécificité de cette œuvre, parmi tous les objets du monde, réside précisément dans son rapport au temps. Ni « produits de consommation » ou « produits de l’action » inscrits de façon précaire dans le temps, ni « objets d’usage » usés par le temps ; les œuvres d’art, dit-elle, sont les seules créations humaines qui accèdent à une « immortalité potentielle ». Défis humains adressés au passage du temps, les œuvres d’art « ne sont pas fabriquées pour les hommes, écrit la philosophe, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations ». Autrement dit, l’œuvre d’art est bien un point fixe par lequel l’homme s’échappe du temps qui s’inscrit en lui par sa vie biologique. Par l’art, l’homme est capable de créer des objets qui résistent à l’action corruptrice du temps.
[Transition] Pourtant, créer des points de résistance au passage du temps est-il notre seule façon d’échapper au temps ? Ce qui nous pèse, n’est-ce pas avant tout l’idée que nous allons mourir, et nos œuvres d’art nous en empêchent-elles ?
3. On peut échapper à l’idée que le temps nous condamne
A. On peut fuir l’idée de notre propre mort
En réalité, nous sommes d’abord victimes du temps dans la mesure où penser le temps, c’est avoir l’idée de sa propre mort. Mais si nous sommes impuissants à échapper à la mort, n’avons-nous pas le pouvoir d’échapper à la souffrance liée à l’idée que nous allons mourir ?
C’est le sens de l’analyse de Pascal, qui dans les Pensées évoque le divertissement comme le pis-aller trouvé par l’homme pour fuir l’idée qu’il va mourir. Se divertir permettrait ainsi de passer le temps pour oublier que nous allons mourir, et s’il n’y a que l’idée de dieu pour donner un sens à notre existence de mortels, nous avons toujours la possibilité, dit-il, de nous absorber dans cette fuite du temps et de nous-mêmes qui n’est que la marque de notre misère humaine.
B. On peut renverser l’idée triste de la mort en une idée qui nous rappelle au souci de vivre
Mais le temps nous condamne-t-il vraiment ? En réalité, on pourrait en conclure qu’échapper au temps serait échapper à la tristesse produite par l’idée que nous allons mourir. Mais comment échapper à cette tristesse ? Dans la Lettre à Ménécée, Épicure nous explique comment se délivrer de la crainte de la mort qui nous empêche de vivre. La mort, dit-il, est un phénomène physique et une réalité que nous ne rencontrerons jamais, puisque nous sommes, en tant que vivants, le contraire d’elle. En ce sens, l’idée de la mort n’est pas à fuir : ce qu’il faut combattre, c’est la tristesse qui lui est liée, et nous ne pouvons la combattre qu’en nous appuyant sur l’idée vraie de la mort, qui nous rappelle à l’urgence de bien vivre.
Conclusion
En définitive, s’il est impossible de ne pas mourir, il est bien en notre pouvoir d’échapper au temps en nous délivrant de la souffrance et de l’impuissance produites par l’idée que le temps nous condamne à la mort. Échapper au temps serait alors se libérer de la tristesse et regarder en face l’idée de notre propre mort pour profiter de ce temps qui nous est compté.