Polynésie française • Juin 2018
dissertation • Série ES
A-t-on le devoir d’être heureux ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
A-t-on
Le « on » peut renvoyer de manière anonyme à n’importe quel individu mais aussi à l’ensemble de la société.
Le devoir
Le devoir désigne l’obligation morale ou sociale d’agir. Au sens strict, le devoir renvoie au respect exclusif de la loi morale.
D’être heureux
Le bonheur désigne un état de satisfaction totale auquel on aspire et qui est censé durer.
Dégager la problématique et construire le plan
La problématique
A priori, la formulation semble paradoxale dans la mesure où le devoir s’oppose à la liberté et où le bonheur au contraire la présuppose. La question sera alors de savoir en quoi on peut parler d’un devoir de bonheur, mais aussi de savoir qui serait en mesure de l’exiger.
Le plan
Une première partie établit les oppositions qu’il semble y avoir entre devoir et bonheur. La seconde partie nuance la première en montrant que l’on se doit d’être heureux, que c’est une exigence envers soi et les autres. Enfin, la dernière partie précise que, s’il y a un devoir d’être heureux, celui-ci ne peut être imposé, il reste une aspiration personnelle.
Éviter les erreurs
Ce sujet n’est pas la simple confrontation de deux notions du programme, devoir et bonheur. Il faut aussi penser l’expression dans sa totalité en se demandant qui pourrait exiger un tel devoir.
Corrigé
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
« C’est indécent de se plaindre comme ça ! Il a tout pour être heureux ! ». De telles remarques présupposent des situations où il y aurait un devoir de bonheur. Pourtant, le devoir, par son caractère contraignant, et le bonheur, par la liberté qu’il présuppose, semblent antinomiques. A-t-on le devoir d’être heureux ?
A priori, le devoir implique une obéissance à la loi morale qui peut contredire les aspirations propres au bonheur. Pourtant, être heureux apparaît comme une exigence que l’on peut avoir envers soi-même. Pour autant, autrui peut-il s’en faire l’écho et exiger, au nom du bonheur collectif, un devoir d’être heureux ? Si le devoir d’être heureux a du sens, qui peut être en droit de le demander ?
1. Par définition, devoir et bonheur s’opposent
conseil
Il est judicieux de partir de la définition des termes pour construire une problématique.
A. Le devoir comme obligation s’oppose au bonheur comme satisfaction de ses penchants
Le devoir désigne une obligation, quelque chose qu’il faut faire parce que cela nous est imposé. Il semble donc heurter la liberté humaine. Le devoir peut être une obligation morale comme le fait de ne pas mentir, d’être honnête, de respecter les autres mais aussi une obligation juridique au sens où l’on a des devoirs imposés par la loi. Dans ce cas, on parle davantage des devoirs que du devoir. Au sens strict en philosophie, le devoir renvoie à l’obéissance, à la règle morale que je reconnais. Il se distingue en ce sens d’une contrainte juridique qui est imposée par une instance supérieure à l’individu.
Le bonheur désigne un ensemble d’aspirations auxquelles on tend et qui nous permettent, une fois réalisées, d’atteindre une sorte de satisfaction de tout son être et qui est censée durer. À ce titre, le bonheur implique de pouvoir faire ce que l’on veut et donc de pouvoir exercer sa liberté. Devoir et bonheur semblent incompatibles dans la mesure où ils ont un rapport contraire à la liberté.
B. La morale ne permet qu’accidentellement d’être heureux
Le devoir, dans la mesure où il est obéissance à la loi morale, doit être désintéressé. Il n’obéit à aucun motif sensible ou égoïste, il n’est pas de l’ordre du calcul intéressé. S’il faut obéir à un impératif catégorique qui s’énonce sous la forme « tu dois… » selon Kant, c’est parce qu’il est un commandement de la seule raison. Il ne se préoccupe pas des conséquences et de savoir s’il répond aux aspirations de la personne. Pour Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, il ne s’agit pas, en faisant son devoir, d’être heureux mais seulement de se rendre digne d’être heureux. Si, en agissant moralement, on en éprouve du bonheur comme les stoïciens qui affirment qu’il y a un contentement à faire le Bien, alors c’est une chance (et l’on retrouve ici l’étymologie du mot « bonheur », ce qui est de bon « augure »). Ce n’est pour Kant qu’accidentellement que l’on est heureux en faisant le Bien.
[Transition] Une action est morale lorsqu’elle est exclusivement commandée par le Bien conçu comme loi morale, indépendamment de ses conséquences. Faire son devoir c’est donc accomplir un acte désintéressé. La recherche du bonheur, en revanche, consiste à faire du Bien le principe d’une action qui trouve les bons moyens d’atteindre la satisfaction de toutes ses aspirations afin d’obtenir un contentement total. Ainsi, l’idée d’un devoir d’être heureux semble doublement contradictoire : d’abord parce qu’elle implique l’idée d’une liberté imposée, ensuite parce qu’elle sous-entend que ce qui nous intéresse le plus fasse l’objet d’une action désintéressée.
2. Mais être heureux peut être perçu comme une exigence envers soi-même et autrui
attention
La seconde partie vient souvent nuancer la première sans être une simple contradiction.
A. Le bonheur comme exigence envers soi-même
Cependant, le bonheur n’est pas un des dix commandements qui prétend faire le bien et qui dirait « tu dois être heureux » comme « tu ne dois pas tuer », mais il peut être perçu comme une exigence que l’on a envers soi-même. En effet, pour Spinoza dans l’Éthique, il est dans la nature humaine d’augmenter sa puissance d’agir, son conatus, en cherchant à réaliser son désir qui constitue l’essence de l’homme. Être heureux serait en quelque sorte obéir à une loi de la nature qui dicte quoi faire pour persévérer dans son être, pour être soi-même.
Par exemple, entrer en relation avec autrui par la charité, l’honnêteté, en exerçant la justice, accroît notre puissance d’agir et, par conséquent, la quête du bonheur peut coïncider avec la vertu. Ainsi, être heureux n’est pas nécessairement une quête égoïste.
B. Le bonheur comme exigence envers autrui
Le devoir d’être heureux pourrait-il alors être une exigence envers autrui ? C’est en ce sens que l’utilitarisme conçoit l’adéquation du bonheur individuel au bonheur collectif. Le bonheur renvoie à celui des autres et finalement le seul critère valable d’une action morale serait son utilité pour autrui. Or le bonheur d’un particulier ne peut pas être en contradiction avec le bonheur du groupe auquel il appartient, le bonheur est nécessairement partagé, et le critère de l’action morale renvoie à son utilité au plus grand nombre.
Le devoir ici serait vu par rapport à ses conséquences et non par rapport à l’intention qui préside à l’action. Un devoir d’être heureux correspondrait à la nécessité d’optimiser ce qui est utile au bonheur collectif.
[Transition] Si être heureux peut s’ériger en devoir parce qu’il contribue au bonheur des autres, la collectivité et l’État qui l’incarne, est-on en droit de l’exiger voire de l’imposer aux individus ?
3. Cependant, autrui ne peut m’imposer mon bonheur
info
La troisième partie va s’appuyer sur un seul et même texte de Kant. Lorsqu’un texte est bien connu, il peut être assez riche pour argumenter toute une partie. Mieux vaut utiliser peu de références à condition qu’elles soient bien développées.
A. Le bonheur ne peut s’imposer
Dans son ouvrage Théorie et Pratique…, Kant écrit : « Personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (c’est-à-dire à la manière dont il conçoit le bien-être des autres hommes) ». Ainsi, le bonheur reste une affaire personnelle dans la mesure où il répond à nos inclinations, il est le fruit de notre volonté, de nos choix et donc de notre liberté. Si tout le monde recherche le bonheur, chacun lui attribue un contenu qui lui est propre. De ce fait, le bonheur ne peut être prescrit et donc imposé.
On ne peut alors exiger d’autrui qu’il soit heureux, on ne peut lui invoquer un devoir d’être heureux dans la mesure où l’on ne peut exiger ce qu’on attend de lui précisément pour être heureux puisque les inclinations sont propres à chacun. Le bonheur relève de la sphère privée et donc ne peut renvoyer à une obligation sociale comme certaines techniques managériales aimeraient le faire croire en formatant les employés pour qu’ils aient l’air heureux et qu’ils ne dérangent ainsi personne.
B. Un État bienveillant serait le pire des despotes
Dès lors, une personne, un parent ou un État qui souhaiterait agir à notre place pour « notre bien » serait dans une attitude contradictoire dans la mesure où il prétendrait mieux que nous connaître nos inclinations, qui par définition sont personnelles. Un État bienveillant serait, selon Kant, paradoxalement despotique en traitant ses citoyens avec paternalisme, c’est-à-dire en les privant dans leur libre-arbitre à la base du choix de leurs inclinations.
En ce sens, on parlerait d’un devoir d’être heureux pour justifier hypocritement la manipulation de l’autre.
Conclusion
Ainsi, à la question de savoir si l’on a un devoir d’être heureux, on peut répondre que, malgré l’apparente contradiction entre le devoir et le bonheur, il existe une possibilité de l’exiger pour soi-même dans la mesure où il s’agit de réaliser son être. Mais alors cela ne peut être qu’une entreprise autonome où les choix de ses inclinations sont préservés. Toute tentative d’imposer à autrui un devoir d’être heureux pour son bien serait une instrumentalisation de la notion de bonheur pour mieux le manipuler.
Au-delà de ses enjeux moraux et psychologiques, ce sujet a donc une dimension éminemment politique.