L’existence et le temps
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Le sujet
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CORRIGE
Polynésie française • Septembre 2013
dissertation • Série ES
Définir les termes du sujet
Suis-je
L’expression fait référence à la notion de sujet. Le pronom « je » est la marque de la première personne, qui désigne l’auteur responsable de ses pensées et de ses actes. Dire « je » c’est se distinguer des autres. C’est aussi prendre position, en affirmant que l’on est un centre autonome d’action et de décision. Les philosophies dites « du sujet » donnent un rôle de premier plan à la conscience de soi.
Le produit
Le produit est le résultat d’une activité de transformation. Un produit est, par définition, engendré par des causes, il ne tire pas de lui-même son existence. Il suppose un temps antérieur à son existence. Le schème de la fabrication en rend bien compte. Suis-je l’effet de mon passé comme la maison est l’effet du travail des ouvriers ?
Mon passé
Le passé est le temps qui n’est plus mais qui peut être aussi représenté à travers les souvenirs. Parler de « mon » passé engage dans cette deuxième direction. L’adjectif possessif fait référence à l’activité d’un esprit qui se remémore ce qui n’est plus et qui lui donne ainsi une deuxième vie.
Dégager la problématique et construire un plan
La problématique
- La problématique concerne les rapports du sujet « je » au temps. L’usage de la première personne du singulier montre que nous nous percevons comme les auteurs de nos actes et de nos pensées. Nous pensons ainsi manifester une liberté. Ce sujet a toutefois une histoire. Il a vécu des événements étant enfant et il n’a pas toujours compris ou maîtrisé le sens de ce qui lui arrivait. Nous nous éprouvons parfois rattrapés par notre passé.
- Comment dès lors articuler les relations de la liberté du « moi » ou du « je » au temps de son existence ? Cette liberté d’agir et de vouloir serait-elle une illusion ? Cette option paraît possible mais puisqu’il s’agit de mon passé la relation se complique. Peut-on vraiment soutenir que « je » suis le produit de ce que j’ai été ?
Le plan
- On examinera dans un premier temps l’idée de produit pour éclairer le sens et les enjeux de la question.
- On verra ensuite ce que vaut l’idée d’une force du passé.
- On montrera pour finir que l’idée de produit ne convient pas même si un problème demeure.
Éviter les erreurs
Il ne faut pas parler du passé en général mais bien marquer sa dimension subjective. L’idée de produit doit être bien analysée ainsi que celle de sujet.
Corrigé
Introduction
L’expérience que nous faisons du passé est ambivalente. Aux yeux des modernes, marqués par l’idéologie du progrès, ce temps est jugé moins important que l’avenir. La liberté de l’homme, de tous et de chacun, est censée se manifester par une prise de distance, voire une rupture avec ce qui n’est plus. « Du passé faisons table rase » proclame un chant célèbre.
Conseil
On relativise l’idée de départ pour amener à un problème.
Cependant, il est des situations où nous nous sentons conditionnés et même déterminés par ce qui nous précède. La psychanalyse, que Freud présente parfois en référence à l’archéologie, insiste sur l’importance de l’enfance dans l’explication du comportement de l’adulte. De fait, notre présent ne naît pas de rien. Dès lors, il est légitime de s’interroger : « Suis-je le produit de mon passé ? ». Quels rapports ma conscience et ma volonté entretiennent-elles avec ce que j’ai vécu et qui fait toujours partie de mon existence ?
1. La force du passé
A. L’idée de produit
Conseil
Montrer l’origine du terme permet d’éclairer son sens et des enjeux du sujet.
Du latin « producere » (« faire avancer »), un produit est le résultat d’un ensemble d’opérations qui ont contribué à son existence. Ceci signifie que tout produit a, hors de lui, la raison de son existence. On le voit bien dans le cadre des objets que l’homme fabrique. Ils sont issus du travail et de la technique. Des efforts sont déployés et des instruments utilisés pour donner naissance à une réalité artificielle.
Ainsi apparaît la relation decause à conséquence et, avec elle, celle d’un ordre du temps. Le produit renvoie à un temps passé où il n’existait pas et pendant lequel il a été conçu. Précisons : comme la chose présente s’explique par les procédés qui l’ont produite, elle est nécessairement déterminée par eux.
Info
Il faut appliquer cette analyse au sujet pour dégager le sens et l’enjeu de la question.
B. Suis-je libre vis-à-vis de mon passé ?
Demander si je suis le produit de mon passé revient à s’interroger sur la nature du sujet désigné par « je ». Est-il l’effet de ce que j’ai vécu ? La question est troublante car elle met en cause ma liberté. En effet, dire « je » c’est se manifester comme un être singulier, irréductible à tous les autres, capable de réfléchir, de vouloir, de décider par lui-même. Or si le « je » est un produit, il est clair que cette conception est illusoire.
Ce que je décide aujourd’hui renverrait inéluctablement à ce que j’ai été sans que forcément je m’en aperçoive. La conscience immédiate que j’ai de moi-même tend à me faire croire que je suis libre car je peux affirmer, nier ou douter. Mais la raison de ces actes n’est-elle pas toujours hors de mon présent ? N’existe-t-il pas des causes antécédentes qui produisent toutes mes décisions ? Le verbe « expliquer » a pour origine l’idée d’un développement ou d’un déroulement. Si ce que je veux maintenant s’explique par mon passé cela aboutit à dire que les germes de ma décision lui préexistaient et qu’elle n’a fait que les réaliser nécessairement.
[Transition] Pourquoi penser que ce qui est décidé maintenant est causé par ce qui l’a précédé ?
2. La présence du passé
A. Le passé composé
Attention
L’expression « mon passé » doit être expliquée. Ce n’est pas du passé en général qu’il s’agit.
Le passé est par définition ce qui n’est plus. Il semble donc impossible qu’il possède une force capable de me déterminer dans mes choix présents. Cependant, il s’agit de mon passé ce qui implique l’activité d’un esprit doté de conscience et de mémoire. Grâce à celle-ci nous formons des souvenirs, nous nous représentons ce qui a cessé d’être et nous lui donnons une nouvelle existence. La conscience, pour sa part, permet de penser l’écart entre maintenant et autrefois. Il faut que je sois capable de faire la différence entre ce qui fut et ce qui est maintenant, et que j’unifie cette différence au sein du cours de ma vie.
On le voit, l’opération est plus complexe qu’il n’y paraît. Elle est exprimée par le temps du passé composé. Lorsque je dis que j’ai été jeune, je signifie que je ne le suis plus mais le temps de ma jeunesse n’a pas totalement disparu. Il est conservé, je l’ai en moi à titre de souvenirs et il fait de toute façon partie de mon existence car une autre expérience, même proche, ne serait pas vraiment la mienne.
B. La détermination par le passé
Dans ces conditions, l’idée d’une détermination par le passé a un sens. Puisque je ne peux quitter mon passé, et que je le fais exister en en conservant les traces, celles-ci sont peut-être les causes de mes choix présents et je ne suis que le produit de ces causes.
Info
L’étude d’une notion permet de donner sens à l’idée qu’on cherche à comprendre.
La notion de caractère nous en donne un exemple. Comme l’écrit Ricœur : « mon caractère c’est moi, c’est ma nature dans ce qu’elle a de plus stable par delà le changement des humeurs, les rythmes du corps et de la pensée. » Il est possible d’identifier quelqu’un à partir de son caractère qui est l’empreinte permanente de sa personnalité. Il est possible également de prévoir la réaction d’une personne compte tenu des traits dominants de son esprit.
Kant parle ainsi des sanguins et des mélancoliques, des flegmatiques et des colériques. Or mon caractère s’est formé sans que j’en prenne vraiment conscience. J’ai eu, dès l’enfance, des attitudes d’imitation et de rejet vis-à-vis de mes proches. C’est un héritage plutôt qu’un acquis volontaire et réfléchi. Héraclite dit que le caractère d’un homme est son démon afin de souligner ce qu’il y a d’inconscient dans cette disposition qui marque l’ensemble de mes choix particuliers d’adulte.
La prise de conscience à l’égard de ce que l’on a intériorisé intervient après coup et découvre une situation bien établie. C’est pourquoi Ricœur écrit que mon caractère est « la nécessité la plus proche de ma volonté ». Des expressions courantes comme « je n’y peux rien, je suis comme ça, c’est dans ma nature » expriment naïvement cette thèse.
[Transition] Ces réflexions nous montrent que la liberté du sujet est l’enjeu essentiel de cette question. Est-elle annulée du fait de la présence continue du passé ? La relation de cause à effet s’applique-t-elle sans difficultés ?
3. La liberté du sujet
A. Un rapport complexe au passé
Info
Il faut montrer comment la mise en cause de la relation de cause à effet conduit progressivement à un renversement du problème.
Nous avons vu que mon passé n’existe que grâce à un acte de ma conscience. Le temps a donc une dimension subjective. Augustin l’exprime en disant qu’il est une « distension de l’âme ». C’est mon souvenir, mon attention et mon attente qui font exister pour moi, le passé, le présent et l’avenir. C’est moi qui me « tends » dans une direction plutôt que dans une autre selon les nécessités du moment. Si je suis nostalgique, je valorise le passé mais c’est moi qui suis la cause de cette valorisation.
Dès lors, on peut dire que c’est à partir du sujet que se développent les dimensions temporelles, c’est lui qui les crée, il ne peut donc être le produit passif de son passé. Dans L’Être et le Néant, Sartre soutient que « mon passé est le résultatd’un acte intentionnel de ma conscience. » Sartre ne veut pas dire que je crée les événements dont je me souviens. Il ne s’agit pas de tomber dans des hallucinations mais de dire que le sens de ce que j’ai vécu dépend de la façon dont je le qualifie. Le sujet ne peut jamais être identique à un objet fabriqué. Mon caractère c’est moi, et ce moi s’est constitué de façon opaque à ma conscience, mais en tant qu’il est mon caractère j’en suis responsable, je le fais être, je le maintiens à travers l’existence.
Ainsi il ne faut pas penser selon un ordre qui irait du passé comme cause à un sujet comme effet, mais comprendre que c’est toujours à partir du « je » que les dimensions du temps acquièrent une réalité. Il est donc possible de penser une liberté du sujet par rapport à son histoire.
B. Une liberté pensable mais problématique
Ainsi c’est toujours le sujet qui choisit le sens des signes qu’il perçoit dans ce qui lui est arrivé et décide de s’orienter dans telle ou telle direction. Le passé n’est cause de rien : « la seule force du passé lui vient du futur. De quelque manière que je vive ou que j’apprécie mon passé, je ne puis le faire qu’à la lumière d’un projet de moi sur le futur. » La crise mystique de ma quinzième année n’aura de sens que rétrospectivement. Elle sera vue comme un signe avant-coureur si je rentre dans les ordres ou comme une crise de puberté déguisée si je deviens indifférent à la religion.
Nous ne quittons jamais ce que nous avons vécu mais ce sont des conditions non des déterminations. Comme l’écrit Merleau-Ponty : « la naissance et le passé définissent pour chaque vie des catégories ou des dimensions fondamentales qui n’imposent aucun acte en particulier mais qui se lisent ou se retrouvent en tous. »
Attention
Cette réponse est argumentée mais elle reste problématique.
Cette théorie présente cependant une difficulté. Ma liberté, qui fait que je ne suis pas un produit de mon passé, doit avoir son origine hors du temps car tout ce qui est temporel a la cause de son existence dans un état antérieur. Mais peut-on prétendre connaître ce qui est hors du temps ? La causalité par liberté peut être pensée mais non connue par expérience.
Conclusion
Nous avons commencé par voir que l’idée d’une détermination du moi par son passé paraît vraisemblable avant de critiquer cette approche qui sous-estime l’importance de la dimension subjective. Le sujet garde toujours un pouvoir, celui de donner sens à son existence, même quand il s’éprouve déterminé ou prisonnier de son passé. Il est vrai que la pression de ce dernier peut être forte. La psychanalyse le montre à sa façon. Un patient est victime d’hallucinations liées à son histoire personnelle mais on ne peut vouloir le guérir qu’en présupposant que sa liberté est aliénée mais non détruite.
Il faut ainsi rejeter l’usage de l’idée de produit tout en reconnaissant que notre rapport au passé peut être complexe et parfois difficile à assumer.
Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.